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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

ténèbres, et de l’impureté nous ne le pouvons point autrement qu’en plaçant en Dieu même les ténèbres et l’impureté.

En d’autres termes, pour nous expliquer logiquement l’origine de cet ténèbres, il nous faut rayer tout à fait l’idée d’une origine et poser les ténèbres comme primitives. Je ne m’occuperai point ici de critiquer ce système mystique, qui est même assez grossier ; je dirai seulement qu’on ne pourra jamais expliquer les ténèbres si l’on ne les déduit de la lumière ; cette explication si simple et logique effraye ceux qui ne sont pas habitués de voir de la lumière même dans les ténèbres, ceux qui ne comprennent pas que l’obscurité loin d’être absolue est une obscurité toujours plus ou moins modifiée par la lumière (voyez Goethe : Théorie de la lumière et de la couleur).

Et d’abord, les ténèbres naturelles sont précisément le côté irrationnel, réfractaire à la raison, le côté grossièrement matériel de la nature ; c’est pour ainsi dire la nature proprement dite en opposition avec l’intelligence. Cela signifie que la nature, en tant que matière, ne se laisse point déduire ni expliquer comme née de l’intelligence ; cette nature est plutôt le fondement primitif de celle-ci, le piédestal de la personnalité comme dit un poète, et ainsi définie elle n’a plus besoin, à son tour, d’une autre base ; l’esprit sans elle serait une abstraction vide de sens et de réalité ; le moi ne naît que de cette nature. Cette doctrine n’est point spiritualiste, mais on l’enveloppe soigneusement d’un voile mystique et mystérieux en y faisant intervenir Dieu, au lieu de l’exprimer dans un langage clair et rationnel. Or, les deux principes en Dieu dont cette théorie parle, sont la Nature telle qu’elle existe dans notre tête, abstraction faite de toute réalité, d’un côté, et Dieu, c’est-à-dire, esprit, conscience, personnalité de l’autre ; on appelle celui-ci Dieu, c’est pour ainsi dire la face, mais on refuse ce nom à l’autre au revers. La lumière en Dieu selon cette doctrine, naît des ténèbres en Dieu cela veut dire que ce Dieu n’est qu’un attribut du non-Dieu, qui est ici sujet. Voilà l’erreur, mais cette erreur est un résultat nécessaire de l’imagination mystique, qui en effet précède le raisonnement logique.

Qu’est-ce que le mysticisme dont il s’agit ici, si non une véritable deutéroscopie, une double vue ? Le philosophe mystique médite sur la raison d’être de la nature et de l’homme, mais il le fait dans l'imagination, il croit méditer ou spéculer sur un autre Être per-