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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

Tout ce qui reste ici de Dieu, se résume alors dans cette petite formule : « Dieu a créé le monde. » Et remarquez bien ce temps passé, grammaticalement parlant : il l’a créé, et depuis ce monde tourne comme une machine construite par un bon ingénieur. On se hâte d’y ajouter : « Dieu continue de créer, » mais c’est une réflexion extérieure. La religion est chaque fois ébranlée, lorsque entre Dieu et l’homme nous interposons l’idée d’un monde, les causes dites intermédiaires. Ici un être étranger s’est déjà glissé entre les deux extrémités, c’est le principe du raisonnement ; il en est fini de cette paix si harmonieuse que la religion avait établie précisément dans la connexité immédiate entre Dieu et l’homme. Une cause intermédiaire est toujours une capitulation que la raison incrédule fait avec le cœur resté croyant. Et si la religion enseigne


    chasse, parfois son ennemi acharné ; mais il existe continuellement un certain rapport entre eux. L’origine du Démon n’y importe rien saint Augustin, Manichée, les gnostiques avaient tort de se déchirer à propos d’elle, car si vous admettez le Démon comme frère co-existant d’éternité avec Dieu avant la création, ou, si vous l’admettez, comme produit émané de ce Dieu, ou enfin comme créature primitivement angélique et plus tard devenue ennemie de Dieu, vous avez là toujours un bon Dieu renfermant en lui, ou ce qui revient au mème, ayant en face de lui un mauvais Dieu. Les gnostiques avaient beau envelopper cette âpre vérité dans les descriptions les plus circonstanciées et ennuyeuses, toutes leurs ambages ne les avançaient pas plus loin que les augustiniens : toujours un bon Dieu sans la force de détruire le mauvais Dieu, et un mauvais Dieu sans l’énergie de vaincre le bon. Les platoniciens, les gnostiques, les pythagoriciens, les manichéens, les dogmatiseurs chrétiens, etc., sont également incapables de sortir des dilemmes de la création tirée du néant, de l’origine du mal, etc. Si, par exemple, Augustin croit avoir trouvé un argument irréfutable contre les gnostiques : « L’âme humaine ne peut pas être émanée de Dieu, car si elle l’était, elle serait de la même substance que lui, donc sans péché, sans misère et sans changement » (Archelaüs dit la même chose contre Manès) :-Il se trompe, car Dieu en créant, comme Augustin le veut, exerce par là évidemment aussi un acte d’émanation ou probole gnostique. Bref, Dieu et le Démon des chrétiens sont deux êtres complémentaires, dont l’un ne saurait exister sans l’autre ; il en est absolument de même dans le manichéisme, n’en déplaise à Aurèle Augustin : mais que peut-on en effet attendre d’un homme qui n’a pas honte de dire, par exemple, que le nom manichaioi signifie ceux qui versent la manne ? Comme si ce grand savant de l’Église ne savait pas que le mot devrait alors être mannicho-oi (Confess. saint Augustin. Liv, 2) ? Ce seul trait, en effet, suffit pour caractériser sa polémique.  (Le traducteur.)