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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

« Mais, dit le croyant, que voulez-vous ? la religion chrétienne, malgré tant d’infamies faites en son nom, restera toujours nécessaire, elle justifie et sanctifie l’homme, elle le change profondément [1].

« Les passions, les faiblesses, les habitudes corrompues ont occasionné les atrocités dites religieuses, et Lucrèce se trompe avec son tantum relligio potuit suadere malorum ? »

C’est vrai comme jeu de mots, c’est faux comme thèse. Si vous voulez absolument appeler religion un mélange de philosophie, religion et morale, vous arrivez sans doute enfin à une religion où Dieu est le principe suprême de la vertu ; une pareille religion n’est assurément pas celle dont le poète épicurien parle : « Elle montra sa tête hideuse du haut du ciel, et terrible à voir elle plana au-dessus des mortels. » Remarquez toutefois que c’est ici la notion morale et non celle d’un Dieu, qui embellit et ennoblit la religion ; il s’agit du plus ou du moins de vertu qu’on attribue à ce Dieu. Mais alors, à quoi bon ce Dieu, qui n’est qu’un compendium de la morale ? Prenez elle-même, et vous vous passerez de lui. En d’autres termes, la différence entre une vraie et une fausse religion vient uniquement du contenu de la religion, de son esprit, c’est-à-dire, de l’idée qu’elle se fait de son Dieu. Les qualités des divinités helléniques étaient peu spiritualistes, et leur culte de même : telle notion de Dieu, telle religiosité. Le caractère de la religion, ce qui la sépare éternellement de la philosophie et de la morale, n’est donc bon, beau et saint que sous la condition d’être rempli d’une no-

  1. Elle l’a si bien fait, qu’elle a oublié d’abolir la pauvreté et la prostitution, tant morales que physiques. L’antiquité païenne ne diffère donc de l’époque chrétienne que quantitativement, et point qualitativement, ce qui, soit dit en passant, ne milite guère en faveur du supranaturalisme ; car une religion surnaturelle aurait dû avoir la force de changer la nature humaine. Le christianisme, sous ce point de vue, c’est le père de l’aumône qui avilit, et de la pitié qui déshonore ; il est aussi, en théorie bien entendu, celui de la fraternité (c’est son seul beau côté) ; mais après avoir dit à la femme tombée et repentante : « Lève-toi, Dieu te pardonne puisque tu as beaucoup aimé, » et au criminel : Repens-toi, tu entreras avec moi au paradis, qu’a-t-il alors fait pour prévenir la chute de la femme et de l’homme en général ? Rien, sinon des sentiments fébriles et de l’éloquence exaltée ; il a fait vibrer, plus qu’aucune autre religion, toutes les cordes de la lyre qu’on appelle l’âme affective, et le cœur humain : il a surexcité les nerfs.  (Note du traducteur.)