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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

per ici que l’animal individuel n’élève ainsi ses sensations isolées à la hauteur du sentiment communicatif que par le mouvement de l’instinct sexuel, tandis que l’homme individuel fait cette ascension vers l’horizon de l’espèce ou du genre, non-seulement par l’amour sexuel, mais aussi par d’autres mouvements : la méditation scientifique, le penser logique, la contemplation de l’univers, l’amour fraternel pour l’humanité, etc. Dans chacun de ces mouvements-là, l’individu humain fait un acte général ; il franchit par là les étroites limites de son individualité, et s’élève au monde des généralités, ou du genre : — du genre humain, de l’humanité.

Il s’ensuit de ce que nous avons dit plus haut, que la nature universelle, dont les influences font naître dans l’individu humain tant de sensations, ne saurait devenir un objet de notre sentiment, que lorsque je la considère et que je la sens comme si elle était un être compatissant avec moi, un être sympathique ; en d’autres termes, lorsque je l’aurai anthropopathisée ou anthropomorphisée.

La religion doit donc nécessairement, sous une certaine condition, devenir un simple objet du sentiment, ou — ce qui revient au même — le sentiment devient nécessairement l’élément principal de la religion. Cette condition consistera dans la disparition de toute différence entre l’Être divin et l’Être humain. En d’autres termes, la religion est descendue dans l’élément du sentiment aussitôt qu’on a nié l’existence d’un Dieu objectif et différent de l’homme. Dans ce cas l’intelligence a déjà abandonné Dieu ; il n’y a plus la dignité d’un objet réel, d’un être indépendamment existant, d’un être réel qui se fait respecter par l’intelligence ; vite on s’empare de ce Dieu disparaissant, et on le transfère dans le sentiment. C’est là du moins, se dit – on, que l’existence de Dieu va rester inattaquée. Et, en effet, Dieu a trouvé dans le sentiment un asile assez convenable ; car faire du sentiment l’essence de la religion, signifie assurément en faire l’essence de Dieu même. Ainsi : j’existe, j’ai donc du sentiment, j’ai par conséquent mon Dieu.

Mais quel est ce Dieu – Sentiment ? ce Sentiment-Dieu ?

La réponse n’est pas difficile. Être sûr de Dieu, signifie ici être sûr du sentiment ; aspirer vers Dieu, signifie ici aspirer vers un sentiment illimité, pur, non – interrompu. Dans le cours de la vie ordinaire nos sentiments ne se succèdent qu’à intervalles, et ils laissent après eux souvent un état désagréable d’insensibilité.