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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

sont sans doute nécessaires pour nous débarrasser de nos préjugés qui datent de plus de deux mille années ; mais, remarquez-le bien, il arrive quelquefois qu’on a déjà compris la véritable valeur du monde des sens sur le domaine des sciences dites naturelles, tandis qu’on la nie toujours sur celui de la religion et de la philosophie ; on peut même être à la fois un spiritualiste et un matérialiste, un libre penseur dans les choses de la vie ordinaire, et un obscurantiste dans celles de l’esprit, un athée dans la pratique, et un pieux chrétien dans la théorie. N’allez pas trop loin chercher des exemples. Vous les trouvez dans Bacon de Vérulam, dans Descartes, dans Bayle, dans Leibnitz, et jusque dans l’époque actuelle.

Comment sortir de cette fausse voie, où des hommes si éminents se sont égarés ?

Le moyen est tout simple, trop simple peut-être pour s’offrir à la première vue. Il s’agit de bien connaître cet être qu’on oppose comme un être hétérogène à l’être des sens ; il s’agit de se convaincre que cet être hétérogène n’est absolument rien autre chose que l’abstraction qu’on a faite de l’être des sens, ou rien autre chose enfin que l’idéalisation de l’être des sens. C’est là toute la force de l’idéalisme, c’est là aussi toute sa faiblesse. Il se trouve en face des choses physiques existantes ; il les évapore, pour ainsi dire, il en fait la distillation, et le produit de cette opération il le donne comme une essence diamétralement opposée et hétérogène, sans s’apercevoir qu’elle contient absolument ces mêmes choses existantes.

Me dira-t-on que mon point de vue a cessé d’être d’une importance actuelle ? Me reprochera-t-on de ne pas traiter la question brûlante des réformes politiques et sociales ? « Il ne s’agit plus à l’heure qu’il est, disent quelques-uns, des affaires de la religion, et encore moins de celles de la philosophie. La religion – eh bien oui ! qui voudrait en parler aujourd’hui ? C’est là un objet qui appartient au passé ; nous avouons franchement qu’il nous laisse parfaitement indifférent. Il y va aujourd’hui, non de l’existence ou de la non-existence de Dieu, mais de l’existence ou de la non-existence de l’homme ; il faut s’occuper, non de l’identité de l’être divin et de l’être humain, mais de l’égalité des hommes entre eux ; il faut étudier, non les moyens par lesquels l’homme puisse se justifier devant Dieu, mais ceux par lesquels il puisse trouver justice devant ses semblables ; il n’importe plus aujourd’hui de savoir si et comment nous mangeons