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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

Dieu-Seigneur, d’un Maître absolu (Dominus Deus[1]) qui daigne se montrer gracieux ; cet amour divin est donc au fond superflu pour Dieu ; un maître donne par condescendance ce qu’il pourrait aussi bien refuser. Un seigneur gracieux est celui qui abandonne quelques-uns de ses droits, dont il n’a plus besoin : Dieu, le Seigneur, a non-seulement le devoir de faire du bien aux hommes, mais aussi le droit de les faire rentrer dans le néant d’où il les a tirés : comme seigneur il n’a pas de loi au-dessus de lui. Bref, la grâce, c’est l’amour non-nécessaire ou non-essentiel, l’amour en contradiction avec l’essence de l’amour ; un amour que la personnalité est libre d’avoir et de ne pas avoir, un attribut sans lequel la personnalité peut fort bien se développer et subsister seule. Comme dans la théorie, ainsi de même dans la pratique du christianisme : le Sujet se sépare de l’Attribut, l’Amour et la Foi vont en divergeant. Comme l’amour de Dieu pour l’homme est un acte de grâce, de même l’amour de l’homme pour l’homme ne devient qu’un acte de grâce dont la supposition est précisément la foi. L’amour chrétien, c’est la foi gracieuse, l’amour que Dieu a pour nous n’est qu’un amour de grâce. Voyez sur l’arbitraire de Dieu Vindicia arbitrii divini p. J. A. Ernesti, ouvrage remarquable que j’ai déjà cité.

Remarquez, en outre, que l’essence de la foi n’est point bonne. La foi la plus fervente devient impuissante, quand elle doit lutter contre une douleur juste, bien motivée et dans une âme tendre et grandiose à la fois ; ainsi Luther, auprès du cercueil de sa jeune fille, écrit à un ami : « La renommée t’aura informé de la renaissance de ma Madeleine au royaume du Christ, et bien que moi et ma femme nous dussions ne songer qu’à rendre de joyeuses actions de grâces (ce mot est fort significatif ici) pour un si heureux passage et une fin si désirable, par où elle a échappé à la puissance de la chair, du monde, du Turc et du Démon, cependant la force de l’amour est si grande que je ne puis le supporter sans sanglots, sans gémissement, sans une véritable mort du cœur ; dans le plus profond de mon cœur sont encore gravés ses traits, ses paroles, ses gestes pendant sa vie et sur son lit de mort ! Mon obéissante et

  1. Les chrétiens romains de l’antiquité écrivent Dominus Deus, comme ils écrivent Dominus Aurelianus, Dominus Dioclectianus, etc. (Le traducteur)