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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

devait adresser à la vie et à l’humanité, l’homme les gaspille en les prodiguant à cet être qui n’en a pas même besoin, puisqu’il est censé être la perfection en personne. Ainsi, la véritable cause, l’homme, devient un moyen dégradé, un misérable objet ; une cause imaginaire est élevée au point de devenir la cause réelle. L’homme rend grâce a Dieu pour des bienfaits, mais il oublie que ce Dieu avait déjà accepté des sacrifices, de vrais cadeaux que l’homme lui offrit. La reconnaissance qu’il montre envers son bienfaiteur humain n’est en effet qu’apparente, elle s’adresse au fond à Dieu : l’homme est ingrat envers son prochain, et d’humeur douce et déférente envers Dieu : « Comme Dieu le Seigneur fait du bien aux autorités et aux magistrats, aux rois et aux autres créatures mortelles, le peuple s’attache à la créature au lieu de se donner au Créateur. Le peuple s’arrête à la créature, il ne va pas plus loin pour arriver au Créateur du ciel et de la terre. Les païens ont ainsi élevé leurs rois au rang de leurs divinités. On a tort de se refuser à voir que l’œuvre ne vient que de Dieu ; la créature n’est qu’un moyen, qu’un milieu, à travers lequel Dieu le Seigneur agit pour notre salut (Luther IV, 237). » Voilà la ruine complète de tout sentiment vertueux ; l’homme immole l’homme pour glorifier Dieu. Vraiment, nos théologiens modernes ont bonne grâce de se récrier contre les sacrifices sanglants de la chair humaine : le rite de l’anthropothysie est barbare, cannibale même, mais il est l’expression la plus naïve et la plus frappante du secret de la religion. L’homme ne fait couler le sang humain sur l’autel que si le sang chaud et fumant, ce représentant de l’énergie vitale, est à ses yeux le Bien suprême ; en d’autres terme ; il sacrifie l’homme vivant quand il ne donnait pas encore une chose plus élevée que la vie immédiate de l’organisme. Ainsi, surtout dans des cas extraordinaires, l’homme ne sacrifie pas même la vie d’un autre, mais la sienne propre : les Decius se livrent aux sombres divinités du monde souterrain, leur mort fléchit les immortels et inspire une telle peur aux Samnites qu’ils appréhendent désormais de voir cet exemple imité par d’autres Romains. Le sang d’un innocent possède cette force magique aussi dans la religion chrétienne ; elle ne frappe plus, aujourd’hui au moins il est vrai, des victimes humaines devant l’autel, mais cette modération vient entre autres, surtout de ce que la vie physique et organique n'a pas la haute signification qu’elle avait jadis. En revanche, on immole à Dieu l’âme ;