Page:Feydeau - Théâtre complet, volume 2, 1948.djvu/71

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tu as été douce et confiante avec feu Robineau, autant tu seras sévère et méfiante avec feu Ribadier."

Ribadier. — Comment, feu Ribadier ?

Angèle. — Non, pardon, Ribadier.

Ribadier. — Ah ! à la bonne heure !… Mâtin !… tu avances, toi !

Angèle, lui prenant le bras. — Ah ! tu seras bien fort si tu arrives à me tromper !

Ribadier. — Parbleu ! Tu es toujours sur mes talons ! tu me files !

Angèle, haussant les épaules. — Je te file ! C’est-à-dire que je connais tous vos moyens… toutes vos craques.

Ribadier, haussant les épaules, comme Angèle. — Tu connais toutes nos craques ?

Angèle. — Parfaitement ! J’ai le recueil.

Elle brandit un petit carnet soigneusement relié en maroquin.

Ribadier. — Qué qu’c’est qu’ça ?

Angèle. — Ça, c’est la nomenclature des fredaines de mon premier mari.

Ribadier. — Ah !

Angèle. — Celles qu’il a faites de son vivant.

Ribadier. — Naturellement.

Angèle. — Le gueux !… il a eu le cynisme de les consigner dans ce carnet, afin que la postérité n’en ignorât sans doute !… Il ne se contentait pas d’accomplir. Il fallait qu’il enregistrât !… Coureur !… Et archiviste !… Ah ! ça m’a édifiée sur sa conduite…

Ribadier. — Aussi est-il bête d’avoir écrit tout ça ! Il y a des choses qu’on fait et qu’on n’écrit pas…

Angèle. — C’est ton principe, à toi ?

Ribadier, inconsidérément. — Mais dame !… Euh ! non !

Angèle. — Lui ! il en a fait un ouvrage… avec une table des matières … et un titre !… il y a même un titre !…

Gagnant la gauche.

Ribadier. — Ah ! il y a…

Angèle, avec un ricanement amer. — Oui : "Mes bateaux" !

Ribadier. — "Mes bateaux" !

Angèle, secouant le livre qu’elle tient par un des coins. — "Guide pratique pour les maris sans imagination", les voilà ses "bateaux". Il y en a trois cent soixante-cinq !…

Ribadier. — Mâtin ! Mais c’est une flotte !… Trois cent soixante-cinq !… Autant qu’il y a de jours dans l’année !

Angèle. — Ce qui, réparti en huit ans que notre ménage a duré, nous donne un bateau tous les huit jours.

Elle remonte.

Ribadier. — Comme la Transatlantique… un courrier hebdomadaire…

Angèle, s’asseyant sur le fauteuil. — Et dire que ça se passait pour ainsi dire sous mes yeux et que je ne me suis aperçue de rien !

Ribadier. — Tu n’avais peut-être pas vu le port.

Angèle. — Mais qu’importe, grâce à ce carnet, j’ai désormais la clef de tous vos stratagèmes… on ne peut plus m’abuser de sornettes, à présent, j’ai le recueil !

Ribadier, haussant les épaules. — Oh ! tu as le recueil !

Il s’assied de l’autre côté de la table.

Angèle. — Parfaitement… Tiens, si tu veux voir… pour ton Con-