Page:Feydeau - Théâtre complet, volume 2, 1948.djvu/74

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fine (Retournant l’enveloppe.) avec cette devise quelque peu arrogante : "Qui me prend m’est fidèle".

Ribadier, se levant et prenant vivement la lettre. — "Qui me prend m’est fidèle !"… Il y a ça ?

Angèle. — Direz-vous que ce n’est pas une femme ?

Ribadier. — Mais je ne comprends pas… (Décachetant la lettre.) "Monsieur… euh…" Ah ! bien, elle est jolie, la femme… (Lisant.) Monsieur, devant le succès obtenu par notre nouvelle invention "La Mignonnette", nous nous faisons un devoir de vous recommander ce gracieux appareil hydraulique. C’est à juste titre qu’il a pu adopter comme devise : "Qui me prend m’est fidèle". Son emploi facile, son prix modique autant que sa forme élégante qui en font un véritable bibelot de luxe, affirment d’une façon éclatante sa supériorité sur l’appareil du docteur Eguisier, jusqu’ici en faveur…(Parlé.) Tiens, la voilà, ta femme !

Angèle. — Hein !

Ribadier. — S’il n’y a que celle-là pour me détourner de mes devoirs !

Angèle. — Est-ce que je pouvais supposer qu’une pareille devise "Qui me prend m’est fidèle", ça s’appliquait à ça !

Ribadier. — Eh bien ! Voilà comment il en est de tout ! Tu commences par m’accuser et après, tu t’aperçois que tes soupçons n’ont pas de raison d’être ! Non, mais c’est agaçant à la fin !… qu’à tout ce que je fais on trouve un sens caché ! que je ne puisse même plus dire à la cuisinière : je voudrais bien manger du veau, ce soir… sans qu’on ne s’imagine que cela signifie que je veux passer la nuit avec elle ! C’est insupportable ! Eh bien, je te déclare qu’avec ce système-là, tu me feras quitter la maison, si tu veux le savoir !

Angèle. — Tu quitterais la maison…

Ribadier. — Parfaitement… J’ai ma famille en province. Eh, bien ! je m’en irai… je retournerai chez ma mère…

Il s’assied à droite, sur le canapé.

Angèle. — Eugène, tu ne ferais pas ça.

Ribadier. — Si !

Angèle. — Eugène !… Je te demande pardon !…

Ribadier. — Là, encore !

Angèle. — J’ai eu tort de te soupçonner.

Ribadier, comme un enfant boudeur. — Ah ! Oui !…

Angèle, s’asseyant à droite de la table.- J’aurais dû réfléchir… attendre avant de t’accuser…

Ribadier. — Tu en conviens !

Angèle. — Mais ce qui m’a rendue défiante, c’est l’exemple de Robineau que j’ai là devant les yeux.

Ribadier, se levant et venant s’asseoir sur le bras du canapé, près d’Angèle. — Mais comprends donc une chose, ma chère amie, c’est que tu fais absolument fausse route… avec ton carnet… posthume, mais, en admettant même que j’aie l’idée de te tromper, tu crois que j’irais me servir de ces vieilles ficelles… Non ! Au moins, accorde-moi que je serais original ! Je ne suis pas vaudevilliste, moi ! Je n’ai pas besoin des idées des autres pour faire des pièces nouvelles !

Angèle. — Sais-tu, ne fais pas de pièces du tout… tu es ingénieur. Eh bien ! Ne fais pas comme Ingres, n’essaye pas de jouer du violon.

Ribadier. — Mais toi, alors, ne te persuade pas tout le temps que j’en joue… C’est vrai, tu finiras par me donner le goût de la musique !