Page:Feydeau - Théâtre complet, volume 7, 1948.djvu/243

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s’avance ainsi, à moitié endormie, les yeux bouffis de sommeil. — Avec un accent exagéré. — C’est mâtâme qui m’temante ?

Yvonne, sautant à bas du lit à l’entrée d’Annette et courant à elle. — Oui, venez un peu ! Vous ne savez pas ce que dit monsieur ?

Annette, dans un bâillement. — Non, mâtâme.

Yvonne. — Il dit que j’ai les seins en portemanteau.

Annette, indifférente et endormie. — Ah ?… pien, mâtâme !

Lucien, ironique. — C’est pour lui raconter ça que tu fais lever la bonne ?

Yvonne. — Parfaitement, monsieur ! Je veux qu’elle te dise elle-même ce qu’elle en pense, de ma poitrine, pour te prouver que tout le monde n’est pas de ton avis ! (À Annette.) Qu’est-ce que vous me disiez, l’autre matin, justement à propos de ma poitrine ?

Annette, ouvrant péniblement les yeux. — Ché sais pas, mâtâme.

Yvonne, appuyant chacun de ses membres de phrase d’une petite tape sur le bras ou la poitrine d’Annette. — Mais si, voyons ! j’étais en train de faire ma toilette ; je vous ai dit : « C’est égal, il n’y en a pas beaucoup qui pourraient en montrer d’aussi fermes que ça ! » Qu’est-ce que vous m’avez répondu ?

Annette, faisant effort sur soi-même. — Ah ! oui, ch’ai tit : « Ça c’est vrai, mâtâme ! quand che vois les miens, à gôté, on dirait teux pésaces ! »

Yvonne. — Là ! tu l’entends ?

Lucien, saisissant brusquement Annette par le bras droit et la faisant passer. — Eh bien ! quoi ? Quoi ? Qu’est ce que ça prouve ? Je n’ai jamais contesté que tu eusses une gorge rare ; mais entre le rare et l’unique il y a encore une marge.

Yvonne, tandis qu’Annette, en attendant la fin de leur discussion, est allée s’asseoir et somnoler sur le siège près de la cheminée. — Ah ! vraiment ? Eh ! bien ! désormais, tu pourras en faire ton deuil de ma gorge !

Lucien, avançant la main pour répondre. — Oui, eh ! ben…

Yvonne, se méprenant sur son geste et lui appliquant une tape sur la main. — Pas touche !

Lucien, furieux. — Ah ! là voyons !

Yvonne. — Je la garde pour d’autres !… qui sauront l’apprécier. (Elle a gagné l’avant-scène droite et regrimpe dans son lit.)

Lucien, furieux, arpentant la scène, les deux mains dans les poches de sa culotte. — Eh ! ben, bon ! bien ! ça va bien ! garde-la pour d’autres ! garde-la pour qui tu voudras ! pour le pape, si tu veux ! Ah ! non, non, la patience qu’il faut avoir !… (Sans regarder il se laisse tomber sur le siège, près de la cheminée, qu’il croit inoccupé et sur lequel dort Annette.)

Annette, réveillée en sursaut et poussant un grand cri. — Ah !

Lucien, se redressant d’un bond et furieux. — Eh ! allez vous coucher, Annette !

Annette, maugréant tout en remontant. — C’est pour ça qu’on m’a fait lever ?

Lucien, entre le lit et le fond. — Ce n’est pas moi qui vous ai fait lever, c’est madame.

Annette. — On aurait aussi pien fait de me laisser dormir !

Yvonne. — Ah ! c’est bien, Annette, n’est-ce pas ? On ne vous demande pas vos réflexions !… Et puis, (Annette, qui déjà s’apprêtait à rentrer, s’arrête à la voix d’Yvonne) puisque vous êtes debout, vous allez en profiter pour monter dans votre chambre et rendre son lit à monsieur. (Annette fait de nouveau mine de sortir et s’arrête comme précédemment à la voix de Lucien.)

Lucien, impératif. — Du tout ! du tout ! elle l’a pris ; qu’elle le garde ! moi ! je coucherai ici.