Page:Feydeau - Théâtre complet, volume 8, 1948.djvu/88

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Livergin. — Moi ?… C’est-à-dire qu’on m’y a mis !… Je n’ai pas fait un pas pour l’avoir.

Paginet, à part. — Pas un pas !… Lui, peut-être, mais sa femme !

Livergin. — Tu sais, moi ! je suis peu sensible à ces hochets de la gloire.

Paginet. — C’est évident ! quand on vous les donne, il faut les prendre !… mais de là à courir après !

Livergin. — À intriguer !…

Paginet. — Veux-tu que je te dise ? Je trouve ça écœurant.

Livergin. — Ecœurant !

Paginet. — Il est certain que si on me décore, moi, j’ai tous les titres…

Livergin. — Evidemment !… Car, aujourd’hui, on donne la décoration à des gens très médiocres. Il n’y a pas de raison pour que tu ne l’aies pas.

Paginet. — Mais tu l’auras aussi, toi !

Livergin. — Oui ! mais moi, tu sais, j’ai moins de chance, un obscur pharmacien.

Paginet. — Obscur !… permets, tu es de première classe !

Livergin, en traînant sur le "oui". — Oui…

Paginet. — Et puis tu es l’inventeur des pastilles Livergin !…

Livergin. — Mais, qu’est-ce à côté de toi !… un de nos médecins les plus réputés !…

Paginet. — Oh ! tu sais, la réputation, c’est une question de chance !

Livergin. — Je te l’accorde !

Paginet. — Eh ! là !… mais de mérite aussi !… C’est moi qui ai prouvé qu’il n’y a pas de microbes ! moi qui suis l’inventeur des manipulations magnétiques !

Livergin. — Oui, mon Dieu, les manipulations !… Autrefois, nous appelions ça… le massage.

Paginet. — Permets !… Il y a une grande différence !… Le massage…, c’est le massage.

Livergin. — Oui.

Paginet. — C’est la force brute…, tandis que les manipulations magnétiques !… Eh bien !… il y a un fluide.

Livergin. — Et où le prends-tu, ton fluide ?

Paginet. — Où je le prends ?… Eh bien !… (Touchant son crâne.) là dedans !

Livergin. — Là dedans ?

Paginet. — Oui, tu comprends… n’est-ce pas… le… la… la concentration nerveuse…, et puis le… Ah ! et puis tu m’embêtes !

Livergin. — Merci !… (À part.) La voilà, sa manipulation…, un attrape-nigaud !… (Haut.) Enfin ! on va te décorer pour ça, c’est très bien !

Paginet. — Mais oui c’est très bien !… Je ne vois pas pourquoi je n’aurais pas, comme tant d’autres, un petit bout de ruban à ma boutonnière !

Livergin. — Comment, tu le porteras ?

Paginet. — Mais pourquoi donc pas ?

Livergin. — Je ne sais pas…, mais il me semble que si j’étais à ta place, je ne le porterais pas.

Paginet. — En voilà des idées ! il me semble que la croix… quand on l’a loyalement acquise !… Car enfin, je n’ai pas couru après, moi ! Je n’ai pas intrigué pour l’avoir !

Livergin. — Eh bien ! et moi donc !

Paginet. — Je peux me dire avec orgueil que si je suis décoré, je n’aurai rien fait pour ça.

Livergin. — Ni moi non plus.