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LES PRIMITIFS FLAMANDS

se trouvaient représentés plusieurs portraits de personnages renommés par leur laideur, faits de mémoire ou d’après nature. Le bourreau tenant le Christ n’était autre qu’un sergent nommé Pierre Muys, bien connu alors à Harlem pour son visage grotesque et son crâne couvert d’emplâtres[1]. » Des tortionnaires, l’insulte à la bouche et dans les yeux, suivent le mauvais larron. Parmi eux on voit avec stupeur un Chinois. D’autres personnages sont groupés derrière le Christ : un bourreau moustachu, aux airs de bravache, un vieillard édenté et comme endormi, puis la silhouette gracieuse de sainte Véronique faisant pendant au muffle provocateur du mauvais larron. Ces visages sont tous inoubliables. Léonard de Vinci, sur l’esprit de qui le fantastique eut de l’empire, a dessiné, on le sait, beaucoup de caricatures. Lui aussi déforme les éléments physionomiques correspondant à des psychismes inférieurs ; ce qui est humain s’atrophie, ce qui est bestial s’intensifie : fronts fuyants, lippes monstrueuses, becs crochus, mentons pointus, — sottise, hypocondrie, férocité, lâcheté, imbécillité, — toute la bête est dehors. Jérôme Bosch, avec d’identiques intuitions de psychologue, de dramaturge et d’aliéniste, étudie les mêmes cas et, dans cet ordre, ses rencontres avec le peintre du sublime Cenacolo sont vraiment extraordinaires. Nous ne serions pas surpris que le « faizeur de dyables » eût connu les caricatures du peintre de la Joconde. Sans que la portée de son œuvre en fût diminuée, Bosch a érigé en élément essentiel de son art ce qui chez le Vinci n’était qu’un divertissement.

La couleur de Jérôme Bosch dans ce Portement de Croix de Gand est aussi stupéfiante que le caractère des figures est inattendu. Van Mander a dit : « Comme nombre d’anciens peintres, il (Bosch) avait coutume de tracer complètement ses compositions sur le blanc du panneau et de revenir ensuite par des teintes légères pour ses carnations, attribuant pour l’effet une part considérable aux dessous[2]. » Bosch entendait se soumettre aux traditions souveraines de nos praticiens du xve siècle. Ses tableaux sont préparés de la même manière ; sa facture est semblable ; l’esprit et l’effet sont différents. Il y a dans le Portement de Croix des transparences de tons, des chatoiements d’étoffes, des dégradations lumineuses, des colorations prismatiques, des teintes d’arc-en-ciel qui font de cette œuvre une sorte de carnaval de couleurs, — le carnaval le plus féerique, le plus lyrique que l’on puisse imaginer. Quel impressionnisme vaut celui-ci, et comme M. Justi avait raison de dire : « Bosch ist ein Maler und sehr ein Maler ! »

  1. Cet Ecce homo est attribué par Van Mander à J. Mostaert. Cf. Maeterlinck. L. À propos d’une œuvre de Bosch au Musée du Louvre. Revue de l’Art ancien et moderne.
  2. Livre des Peintres. Trad. Hymans, p. 169.