Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 1.djvu/116

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tout embaumé. À mesure que j’approchais de Rouen, je sentais la vie positive et le présent qui me saisissaient, et avec eux le travail de chaque jour, la vie minutieuse, la table d’étude, les heures maudites, l’antre où ma pensée se débat et agonise. Oh ! il y a des jours, comme hier par exemple, où l’on est triste, où l’on a le cœur tout gros de larmes, où l’on se hait, où l’on se mangerait de colère. Ce qu’il faut faire, c’est de ne pas penser au passé, de ne pas se dire : il doit encore faire là-bas un beau soleil, il y a 72 heures j’étais à tel endroit, je vois encore sur la grande route l’ombre de ma tête qui court après celle du cheval, et mille autres niaiseries semblables ; c’est de regarder l’avenir, de s’allonger le cou pour voir l’horizon, de s’élancer en avant, de baisser la tête et d’avancer vite, sans écouter la voix plaintive des tendres souvenirs qui veulent vous rappeler à eux dans la vallée de l’éternelle angoisse. Il ne faut pas regarder le gouffre, car il y a au fond un charme inexprimable qui nous attire.

Tu dois me trouver bête à faire pitié et, si tu ne me comprends pas, je me comprends, hélas, fort bien pour mon malheur. Je me rappellerai toute ma vie le délicieux voyage que je viens de faire, et notre promenade à la Roch-à-l’Hermite, celle à Port-Mort, celle au Château-Gaillard, celle d’Ecouis. Je te remercie de m’avoir fait deux bonnes journées toutes pleines de gaieté ; elles me sont plus rares qu’on ne pense ; j’en payerais bien de semblables mon pesant d’or. Remercie pour moi tes excellents parents. Aux vacances nous nous reverrons sans doute à Rouen ou aux Andelys, n’importe. Je voudrais y être. Adieu,