Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 1.djvu/145

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soupé rien qu’avec deux chameaux et Orlowski ; ce sont mes femmes, Orlowski non compris. Je les ai racolées, emmenées et régalées ; ce sont deux amies, filles entretenues de l’aristocratie rouennaise. Je cultiverai l’une pour son esprit et comme étude du cœur humain. Il faut s’habituer à ne voir dans les gens qui nous entourent que des livres. L’homme de sens les étudie, les compare et fait de tout cela une synthèse à son usage. Le monde n’est qu’un clavecin pour le véritable artiste ; à lui d’en tirer des sons qui ravissent ou qui glacent d’effroi. La bonne et la mauvaise société doivent être étudiées. La vérité est dans tout. Comprenons chaque chose et n’en blâmons aucune. C’est le moyen de savoir beaucoup et d’être calme ; et c’est quelque chose que d’être calme : c’est presque être heureux.

J’ai rencontré hier Jean. Il fumait sa pipe ; nous nous sommes donné des poignées de main ; il sortait du café. — Alfred travaille chez le Procureur général et passe son après-midi à faire des actes d’accusation ; demain il débute dans une affaire de vol où un adolescent a dérobé quelques pièces de cinq francs.

Néo est pleine.

Que fais-tu de la vie ? Te récrées-tu quelque peu ? car le divertissement est une bonne chose quand il divertit. Modère ton ardeur pour la science et livre-toi toujours à la pipe ; c’est une chose pour laquelle je nourris une religion de plus en plus fervente. Il n’y a rien dans le monde qui vaille la fumée qui s’en envole, ni le culot qui la garnit. Elle se casse il est vrai ; mais elle se remplace ; les illusions ne sont pas de même, et les amours sont