Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 1.djvu/220

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
172
CORRESPONDANCE

longtemps ; les murs de ma chambre de la rue de l’Est se rappellent encore les effroyables jurons, les trépignements de pied et les cris de détresse que je poussais seul ; comme j’y ai rugi et bâillé tour à tour ! Apprends à ta poitrine à consommer peu d’air ; elle ne s’en ouvrira qu’avec une joie plus immense quand tu seras sur les grands sommets et qu’il faudra respirer les ouragans. Pense, travaille, écris, relève ta chemise jusqu’à l’aisselle et taille ton marbre, comme le bon ouvrier qui ne détourne pas la tête et qui sue, en riant, sur sa tâche. C’est dans la seconde période de la vie d’artiste que les voyages sont bons ; mais dans la première il est mieux de jeter dehors tout ce qu’on a de vraiment intime, d’original, d’individuel. Ainsi pense à ce que peut être pour toi, dans quelques années, une grande course en Orient ; laisse aller la muse sans t’inquiéter de l’homme, et tu sentiras chaque jour ton intelligence grandir d’une façon qui t’étonnera. Le seul moyen de n’être pas malheureux c’est de t’enfermer dans l’Art et de compter pour rien tout le reste ; l’orgueil remplace tout quand il est assis sur une large base. Pour moi, je suis vraiment assez bien depuis que j’ai consenti à être toujours mal. Ne crois-tu pas qu’il y a bien des choses qui me manquent et que je n’aurais pas été aussi magnanime que les plus opulents, tout aussi tendre que les amoureux, tout aussi sensuel que les effrénés ? Je ne regrette pourtant ni la richesse, ni l’amour, ni la chair, et l’on s’étonne de me voir si sage. J’ai dit à la vie pratique un irrévocable adieu. Je ne demande d’ici à longtemps que cinq ou six heures de tranquillité dans ma chambre, un grand feu l’hiver, et deux bougies