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DE GUSTAVE FLAUBERT.

solidement planté. Aussi est-il fort problématique que jamais le public jouisse d’une seule ligne de moi ; et, si cela arrive, ce ne sera pas avant dix ans au moins.

Je ne sais pas comment j’ai été entraîné à te lire quelque chose ; passe-moi cette faiblesse. Je n’ai pu résister à la tentation de me faire estimer par toi. N’étais-je pas sûr du succès ? Quelle puérilité de ma part ! Ton idée était tendre de vouloir nous unir dans un livre ; elle m’a ému ; mais je ne veux rien publier. C’est un parti pris, un serment que je me suis fait à une époque solennelle de ma vie. Je travaille avec un désintéressement absolu et sans arrière-pensée, sans préoccupation ultérieure. Je ne suis pas le rossignol, mais la fauvette au cri aigre qui se cache au fond des bois pour n’être entendue que d’elle-même. Si un jour je parais, ce sera armé de toutes pièces ; mais je n’en aurai jamais l’aplomb. Déjà mon imagination s’éteint, ma verve baisse, ma phrase m’ennuie moi-même, et si je garde celles que j’ai écrites, c’est que j’aime à m’entourer de souvenirs, de même que je ne vends pas mes vieux habits. Je vais les revoir quelquefois dans le grenier où ils sont, et je songe au temps où ils étaient neufs et à tout ce que j’ai fait en les portant.

À propos ! nous étrennerons donc la robe bleue ensemble. Je tâcherai d’arriver un soir vers six heures. Nous aurons toute la nuit et le lendemain. Nous la flamberons, la nuit ! Je serai ton désir, tu seras le mien et nous nous assouvirons l’un de l’autre, pour voir si nous en pouvons nous rassasier. Jamais, non, jamais ! Ton cœur est une source intarissable, tu m’y fais boire à flots, il m’inonde,