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Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 1.djvu/288

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CORRESPONDANCE

vement, et je n’ai pas voulu te plaire de parti pris. Tout cela est arrivé parce que cela devait arriver. Moque-toi de mon fatalisme, ajoute que je suis arriéré d’être Turc. Le fatalisme est la Providence du mal ; c’est celle qu’on voit, j’y crois.

Les larmes que je retrouve sur tes lettres, ces larmes causées par moi, je voudrais les racheter par autant de verres de sang. Je m’en veux ; cela augmente le dégoût de moi-même. Sans l’idée que je te plais, je me ferais horreur. Au reste, il en est toujours ainsi : on fait souffrir ceux qu’on aime, ou ils vous font souffrir. Comment se fait-il que tu me reproches cette phrase : « Je voudrais ne t’avoir jamais connue ! » Je n’en sais pas de plus tendre. — Veux-tu que je dise celle que j’y mettrais en parallèle ? C’en est une que j’ai poussée la veille de la mort de ma sœur, partie comme un cri et qui a révolté tout le monde. On parlait de ma mère : « Si elle pouvait mourir ! » Et, comme on se récriait : « Oui, si elle voulait se jeter par la fenêtre, je la lui ouvrirais tout de suite. » À ce qu’il paraît que tout cela n’est pas de mode et paraît drôle ou cruel. Que diable dire quand le cœur vous crève de plénitude ? Demande-toi s’il y a beaucoup d’hommes qui t’auraient écrit cette lettre qui t’a fait tant de mal. Peu, je crois, auraient eu ce courage et cette abnégation gratuite d’eux-mêmes. Cette lettre-là, amour, il faut la déchirer, n’y plus penser, ou la relire de temps à autre quand tu te sentiras forte.

À propos de lettre, quand tu m’écriras le dimanche, mets-la de bonne heure : tu sais que les bureaux ferment à deux heures. Hier je n’en ai pas reçu. J’avais peur de je ne sais quoi. Mais