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CORRESPONDANCE

poitrine étroite. Si j’avais seulement de la voix, si je savais chanter, oh ! comme je modulerais ces longues aspirations qui sont obligées de s’envoler en soupirs ! Si tu m’avais connu il y a dix ans, j’étais frais, embaumant, j’exhalais la vie et l’amour ; mais maintenant je vois la maturité toucher à la flétrissure.

Que n’es-tu la première que je connaisse ! Que n’ai-je pour la première fois senti dans tes bras les ivresses du corps et les spasmes bienheureux qui vous tiennent en extase !

J’ai regret de tout mon passé ; il me semble que j’aurais dû le tenir en réserve, dans une vague attente, pour te le donner au jour venu. Mais je ne me doutais pas qu’on pût m’aimer ; encore maintenant cela me paraît hors nature. Pour moi de l’amour ! que c’est drôle ! Et j’ai donné, comme un prodigue qui veut se ruiner en un seul jour, toutes mes richesses petites et grandes.

J’ai aimé furieusement des choses sans nom ; j’ai idolâtré des femmes viles ; j’ai sacrifié à tous les autels et bu et toutes les barriques. Ah ! mes richesses morales ! J’ai jeté aux passants les grosses pièces par la fenêtre et, avec les louis, j’ai fait des ricochets sur l’eau. Cette comparaison, qui n’en est pas une, mais un pur rapprochement, peut te donner l’homme. Quand j’étais à Paris, je dépensais six ou sept mille francs par an, et je me passais bien de dîner trois fois par semaine.

En fait de sentiment, je suis de même : avec ce qui gorgerait un régiment, je crève de misère. L’indigence est dans ma nature, mais ne me juge pas abattu, brisé ; je l’ai été jadis, je ne le suis plus. Il fut un temps où j’étais malheureux, les