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CORRESPONDANCE

souvent. Combien nous sommes de temps sans nous écrire ? Ce n’est pas pourtant la quantité d’amis qui m’entoure qui peut me faire oublier les anciens, car je suis seul, seul comme le mâtin. Tu es donc bien occupé à tes réquisitoires, que tu ne peux trouver une minute pour envoyer une page de souvenir à ton pauvre vieux. Ici tout s’en va et me quitte, jusqu’à mon domestique qui probablement me trouve trop ennuyeux maintenant et désire une société plus facétieuse. Alfred est marié, comme tu sais. Il est en Italie avec sa femme ; à son retour il habitera Paris. Sa sœur se marie avec le frère de sa femme. Le mariage pleut ; le temps est à l’orage, il fait jaune. Moi je reste tel que tu m’as connu, sédentaire et calme dans ma vie bornée, le cul sur mon fauteuil et la pipe au bec. Je travaille, je lis, je fais un peu de grec, je rumine du Virgile ou de l’Horace, et je me vautre sur un divan de maroquin vert que j’ai fait confectionner récemment ; destiné à me mariner sur place, j’ai fait orner mon bocal à ma guise et j’y vis comme une huître rêveuse.

Comme nous nous sommes séparés, cher Ernest ! Où est le temps d’autrefois ? Où sont nos bons jeudis désirés toute la semaine ? Te rappelles-tu notre pauvre théâtre et celle qui jouait avec nous ? et puis, quand tu es venu au collège, nos excursions le soir à 4 heures chez cet estimable Beaufour, nos promenades sur les côtes voisines, la femme au goître, l’engueulade de Duguernay ?… Qu’il faisait chaud et beau dans ce temps-là ! Chose triste, en être déjà à vivre dans le souvenir ! à peine à moitié du chemin, se retourner pour contempler la route parcourue, et regretter déjà tout