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CORRESPONDANCE

jourd’hui ici, où il doit passer un mois. Adresse-lui toujours tes lettres comme celle de ce matin. Il m’a apporté ton portrait. Le cadre est en bois noir ciselé ; la gravure saillit bien. Il est là, ton bon portrait, en face de moi, posé doucement sur un coussin de mon sopha en perse, dans l’angle, entre deux fenêtres, à la place où tu t’assoirais si tu venais ici. C’est sur ce meuble-là que j’ai passé tant de nuits dans la rue de l’Est. Dans le jour, quand j’étais las, je me couchais dessus et je m’y rafraîchissais le cœur par quelque grand rêve poétique, ou par quelque vieux souvenir d’amour. Je l’y laisserai comme cela, on n’y touchera pas (l’autre est dans mon tiroir avec le sachet, sur tes pantoufles). Ma mère l’a vu ; ta figure lui a plu, elle t’a trouvée jolie, l’air animé, ouvert et bon ; ce sont ses mots. (Je lui ai dit qu’on venait de tirer la gravure, comme j’étais à te faire visite, et qu’on t’en apportait plusieurs épreuves, qu’alors tu en avais fait cadeau aux personnes qui se trouvaient là.)

Tu me demandes si les quelques lignes que je t’ai envoyées ont été écrites pour toi ; tu voudrais bien savoir pour qui, jalouse ? Pour personne, comme tout ce que j’ai écrit. Je me suis toujours défendu de rien mettre de moi dans mes œuvres, et pourtant j’en ai mis beaucoup. — J’ai toujours tâché de ne pas rapetisser l’Art à la satisfaction d’une personnalité isolée. J’ai écrit des pages fort tendres sans amour, et des pages bouillantes sans aucun feu dans le sang. J’ai imaginé, je me suis ressouvenu et j’ai combiné. Ce que tu as lu n’est le souvenir de rien du tout. Tu me prédis que je ferai un jour de belles choses.