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DE GUSTAVE FLAUBERT.

doux, ta bouche rose où je suspends la mienne, et où je vais puiser les soupirs de ta poitrine, ton épaule nue que je hume avec ardeur.

Il me semble qu’il fera beau certainement et qu’il y aura un grand soleil. Ta pensée est un soupirail par où il me vient un peu de lumière et d’air ; et tu crois que quand je peux je ne me rue pas au-devant pour vivre et respirer ! Autour de moi tout est triste et sombre ; ma mère est dans un bien épouvantable état, ce que j’attribue au buste de notre ami qui l’a bouleversée. Jamais encore je ne l’ai vue si désolée ! Non, tu n’as pas vu de douleurs pareilles, pauvre amie, non jamais. Que le ciel l’épargne celles-à ! Et s’il faut que tu en aies, qu’il te donne plutôt toutes les autres.

Je repense à la dame du Château-Rouge. Pourquoi repousser les attractions que nous avons causées ? Cette femme a peut-être été horriblement blessée. Si les âmes voyagent, qui sait si la sienne n’en est pas une que tu as aimée jadis sous une autre forme ? Ne sont-ce pas des souvenirs de passions conçues dans une existence antérieure que ces impulsions subites, qui paraissent brutales et qui sont divines ? Après tout, quand elle serait ce que l’officiel a conjecturé… quel mal y a-t-il à cela ? Tu n’es pas forcée de l’accepter. Laisse-la t’aimer, si ça la rend heureuse. Quand on n’est pas attendri, il faut tâcher alors de n’être pas cruel. C’est la même idée qui est au fond des formes diverses qui nous agréent ou nous répugnent, qui nous excitent ou nous scandalisent. Quand le soleil brille, il y a autant de rubis dans le fumier que de perles dans la rosée. Les amours des singes et des loups sont peut-être pleins d’élégies superbes et