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XXXIV
SOUVENIRS INTIMES

près Dieppe, je n’allais plus à Croisset que deux fois par an, au printemps et à l’automne. Mon oncle ne faisait que de courts séjours chez moi ; tout déplacement le dérangeait extraordinairement et troublait son travail. Il lui fallait pour écrire une tension extrême et il lui était impossible de se trouver dans l’état voulu ailleurs que dans son cabinet de travail, assis à sa grande table ronde, sûr que rien ne viendrait le distraire. Cet amour de la tranquillité, qu’il a poussé plus tard à l’excès, commençait déjà à exercer une tyrannie sur ses moindres actions ; au bout de quelques jours, je le voyais nerveux et je sentais qu’il avait envie de s’en retourner à la besogne aimée.

Pendant dix ans nos vies furent donc moins mêlées, sauf au mois d’avril de 1871. Quand je rentrai d’Angleterre, où j’avais passé quelques mois, je le trouvai très changé. La guerre avait fait sur lui une impression profonde ; son sang de « vieux Latin » se révoltait à ce retour de barbarie. Obligé de fuir sa maison, car il n’eût voulu pour rien au monde être dans la nécessité de parler à un Prussien, il s’était réfugié à Rouen dans un petit logement sur le quai du Havre, où il était fort mal installé. Cela ressemblait à du dénuement ; ma grand’mère, très âgée, ne s’occupant plus de l’organisation du ménage, au lieu de transporter les meubles et objets nécessaires de la campagne à la ville, ce qui eût été facile, avait tout laissé à Croisset, où une dizaine d’hommes, officiers et soldats, s’étaient établis.

Le désœuvrement fatal qu’une vie d’inquiétude entraîne, la pensée que son cabinet, ses livres, sa demeure étaient souillés par la présence de l’ennemi, mettaient le cœur et l’esprit de mon oncle dans un trouble et un chagrin affreux. Les arts lui parurent morts. Comment ? était-ce possible ? c’était d’un pays lettré que montaient ces flots de sang ! C’étaient des