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CORRESPONDANCE

ou six heures consécutives avec un ami qui est maintenant marié et perdu pour moi. La différence que j’ai toujours eue, dans les façons de voir la vie, avec celles des autres, a fait que je me suis toujours (pas assez, hélas !) séquestré dans une âpreté solitaire d’où rien ne sortait. On m’a si souvent humilié, j’ai tant scandalisé, fait crier, que j’en suis venu, il y a déjà longtemps, à reconnaître que pour vivre tranquille il faut vivre seul et calfeutrer toutes ses fenêtres, de peur que l’air du monde ne vous arrive. Je garde toujours malgré moi quelque chose de cette habitude. Voilà pourquoi j’ai, pendant plusieurs années, fui systématiquement la société des femmes. Je ne voulais pas d’entrave au développement de mon principe natif, pas de joug, pas d’influence. J’avais fini par n’en plus désirer du tout. Je vivais sans les palpitations de la chair et du cœur, et sans m’apercevoir seulement de mon sexe. J’ai eu, je te l’ai dit, presque enfant, une grande passion. Quand elle a été finie, j’ai voulu alors faire deux parts, mettre d’un côté l’âme que je gardais pour l’Art, de l’autre le corps qui devait vivre n’importe comment. Puis tu es venue, tu as dérangé tout cela. Voilà que je rentre dans l’existence de l’homme !

Tu as réveillé en moi tout ce qui y sommeillait ou y pourrissait peut-être ! J’ai déjà été aimé et beaucoup ; quoique je sois de ces gens qu’on oublie vite, et plus propres à faire naître l’émotion qu’à la faire durer. On m’aime toujours un peu comme quelque chose de drôle. L’amour, après tout, n’est qu’une curiosité supérieure, un appétit de l’inconnu qui vous pousse dans l’orage, poitrine ouverte et tête en avant.