Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 1.djvu/411

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
363
DE GUSTAVE FLAUBERT.

voilà avec elle toute la vérité ! J’ai eu d’autres aventures plus ou moins drôles, mais de toutes ces bêtises-là, qui même dans le temps ne m’entraient pas bien avant dans le cœur, je n’ai eu qu’une passion véritable, je te l’ai déjà dit. J’avais à peine quinze ans ; ça m’a duré jusqu’à dix-huit, et quand j’ai revu cette femme-là[1], après plusieurs années, j’ai eu du mal à la reconnaître. Je la vois encore quelquefois, mais rarement, et je la considère avec l’étonnement que les émigrés ont dû avoir quand ils sont rentrés dans leur château délabré : « Est-il possible que j’aie vécu là ? ». Et on se dit que ces ruines n’ont pas toujours été ruines et que vous vous êtes chauffé à ce foyer délabré où la pluie coule et où la neige tombe. Il y aurait une histoire magnifique à faire, mais ce n’est pas moi qui la ferai, ni personne ; ce serait trop beau. C’est l’histoire de l’homme moderne depuis sept ans jusqu’à quatre-vingt-dix. Celui qui accomplira cette tâche restera aussi éternel que le cœur humain lui-même.

Quand tu voudras, je te raconterai quelque chose de ce drame inconnu que j’ai observé et chez moi et chez les autres aussi. Il doit se passer chez la femme quelque chose de semblable, mais je ne m’en doute pas. Je n’en ai pas encore rencontré qui m’aient montré franchement les cendres de leur cœur. Elles veulent vous faire croire que tout y est braise ; elles le croient elles-mêmes.

Un conseil, pendant que j’y pense, ma toute chérie : ne parle pas tant de moi à Phidias. Tu finiras par l’ennuyer de moi. Tu sais qu’il n’y a rien

  1. Mme Maurice Schlésinger, femme de l’éditeur de musique.