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CORRESPONDANCE

pas la laisser seule. Oh ! va, j’ai bien besoin de me retremper le cœur dans ton sourire et de prendre un bon bain d’amour.

Je te plains sincèrement du retour de l’Officiel. Si vivre avec ceux qu’on aime est une douce chose, la pire de toutes c’est de vivre avec ceux qui vous sont à charge. C’est un supplice de toute minute. La vie s’en va ainsi, déchiquetée pièces à pièces par toutes ces banalités imperceptibles, dont la somme réunie fait une masse terrible. Ce ne sont pas les lions que je crains, ni les coups de sabre, mais les rats et les piqûres d’épingle. L’habileté pratique d’un être intelligent consiste à savoir se préserver de tout cela. À cela, comme en tout, il y faut de l’Art, et surtout de la patience. Je n’ai pas pu arriver au stoïcisme, à qui rien ne fait et qui ne se révolte pas plus de la bêtise que du crime ; mais je suis parvenu à me sevrer complètement de tout ce qui peut me montrer la bêtise humaine. Brise donc ton miroir, me diras-tu ! Pour endurer tout ce qu’il te faut subir, mon pauvre ange, fais-toi une cuirasse secrète composée de poésie et d’orgueil, comme on tressait les cottes de maille avec de l’or et du fer. Tâche d’anéantir ta susceptibilité nerveuse ; regarde-toi comme tellement au-dessus de lui que rien de lui ne te fasse.

Ah ! le beau clair de lune ! la belle nuit ! oui il y aura encore des feuilles au bois de Boulogne, et une bonne voiture chez Briard dans laquelle nous nous tiendrons par la taille, comme aux premiers jours.

Bonsoir, et sur la bouche, sur la bouche, jusqu’au fond, jusqu’au cœur.