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DE GUSTAVE FLAUBERT.

J’ai presque oublié ton rire. Et toi aussi peut-être ?

Ah ! pourquoi le ciel ne t’a-t-il pas faite une de ces femmes légères qui ne prennent de la vie que le plaisir, qui ont au cœur comme au corps un organe pour jouir, sans que le jeu des autres s’en trouve troublé ; ou pourquoi plutôt n’es-tu pas venue il y a six ans, il y a huit ans ? je me répète cela à satiété, car c’est alors que j’étais l’homme qu’il te fallait ! Car il te faut des illusions, à toi ; tu les aimes. Aime-t-on autre chose ?

Chaque jour je m’aperçois du peu que j’ai et la profondeur de mon vide n’est égale qu’à la patience que je mets à le contempler. Il me semble pourtant que j’aime quelque chose. Toi, par exemple, je t’aime ; mais quand je te vois si différente de moi, je me dis : non, c’est elle. J’aime l’art et je n’y crois guère. On m’accuse d’égoïsme, et je ne crois pas plus à moi qu’à autre chose. J’aime la nature, et la campagne me semble souvent bête. J’aime les voyages, et je déteste me remuer.

Si tu as de nouveaux chagrins chez toi, il y a parité entre nous. Mon beau-frère devient fou. On cache cela encore, mais cela est. Je n’avais pas assez du désespoir à mon chevet, la folie va s’y joindre ; escorté d’elle, quelle figure fais-je au milieu ? Ma société est contagieuse et mauvaise. Je fais plus de mal aux autres qu’ils ne m’en font et que je n’en ai. Tant pis pour les autres, car ce n’est certes pas intentionnel. Mais ce que j’ai de plus doux dans le cœur et de meilleur encore, c’est pour toi. C’est te donner de la monnaie souillée contre de l’or. Si je n’ai que ça ? C’est le denier du pauvre.