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DE GUSTAVE FLAUBERT.

demain, on se sépare, et l’on ne reverra jamais son ami intime de la veille au soir ; il y a même à cela souvent des mélancolies singulières.

Nous sommes venus sur le Lloyd avec un Américain, sa femme et son fils, de braves gens qui voyagent pour passer le temps. Le fils est un grand nigaud de 14 ans, rouge, muet, dégingandé et frénétique d’une lorgnette qu’il ne quitte pas. Le mari est un gros petit homme, gaillard, carré, gai. La femme, qui peut avoir 40 ans, parle français avec un petit accent très gentil ; figure impassible, blonde, robe de soie, beaucoup de cold cream, l’air très distingué et très gracieux. Pendant trois jours, j’ai travaillé scientifiquement ce ménage transatlantique (gens très comme il faut du reste) et voilà le résultat de mon travail. Le fils est ou sera prochainement mené chez les filles par le courrier de son papa, lequel courrier s’entend avec le drogman pour voler ses maîtres. Monsieur brutalise Madame qui se lave les yeux avant de se mettre à table. De plus, j’ai découvert que ce bon Américain est un affreux polisson qui chauffe une petite femme Grecque, épouse d’un drogman du Consulat et laquelle n’est pas digne de nouer les souliers de la lady Américaine. Le bonhomme évince son fils et sa femme pour avoir avec la fille des Grecs des entretiens mythologiques. Il la trimballe avec eux partout. Nous les avons trouvés ensemble aux derviches et dans les mosquées. L’autre soir nous marchions seuls avec lui dans la rue de Péra, quand a passé près de nous un affreux chapeau rose couvert d’un voile noir. L’Américain s’est arrêté sur ses talons et s’est écrié dans son menton : « Oh ! le petit fâme