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Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 2.djvu/341

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DE GUSTAVE FLAUBERT.

La tête vous tournait donc quand je vous menais par la main au bord du balcon ? J’y vis penché, moi, et sans balustrade. Ou du moins, à force d’avoir les coudes appuyés dessus, voilà qu’elle se descelle petit à petit et que je la sens trembler.

Vous vous êtes blessée des choses secrètes de mon cœur. Pourquoi le vouliez-vous, ce cœur ? Quand je couchais sur la natte du juif ou du Fellah, j’étais dévoré de poux et de puces ; mais je ne me plaignais pas à mon hôte de ce qu’il m’avait donné la vermine. N’avez-vous donc pas compris quelle immense amitié il fallait que j’eusse pour vous pour me permettre de vous dire tout cela, pour me montrer à vous si nu, si déshabillé, si faible, vous qui m’accusez d’orgueil ? Ce n’était guère en avoir, avouez-le.

Fermons là ce chapitre et n’en parlons plus. Le son de ces cuivres vous fait saigner les oreilles ; j’y mettrai une sourdine, ou vous jouerai de la flûte.

Un mot d’explication et ce sera tout ! J’aime à user les choses. Or tout s’use ; je n’ai pas eu un sentiment que je n’aie essayé d’en finir avec lui. Quand je suis quelque part, je tâche d’être ailleurs. Quand je vois un terme quelconque, j’y cours tête baissée. Arrivé au terme, je bâille. C’est pour cela que lorsqu’il m’arrive de m’embêter, je m’enfonce encore plus dans l’embêtement. Quand quelque chose me démange, je me gratte jusqu’au sang et je suce mes ongles rouges. Se distraire d’une chose, c’est vouloir que la chose revienne. Il faut que cette chose se distraie de nous au contraire, qu’elle s’écarte de notre être naturellement.