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CORRESPONDANCE

une telle intensité, que j’ai repassé pas à pas par toute sa vie. Peut-être l’ai-je reconstruite telle qu’elle s’est passée. (Ainsi qu’il m’est arrivé de tomber juste en écrivant un chapitre d’entregent, comme on disait jadis, dialogues et poses, et avec une fidélité si exacte, quoique je n’avais rien vu de pareil, qu’un ami a failli s’en évanouir à la lecture, car il se trouvait que c’était son histoire.)

Mais, pour en revenir à notre homme, en voilà un qui doit trouver l’état social peu à son gré. Pauvre diable ! je me l’imagine le soir, à l’heure où ils rentrent tous, à six heures, quand on les fouille. Comme il doit rêver à Paris, à sa vie d’autrefois, aux théâtres qui s’ouvrent alors, aux quinquets de la rampe et à la femme qu’il a vue dans ce milieu et à cause de laquelle s’est ouvert son abîme !

Oui, j’aurais voulu le voir à Brest, et puis il y a toujours à profiter dans la société de ces hommes-là. Les gens qui méditent, c’est-à-dire les champignons intellectuels qui se pourrissent à leur place, comme moi, font bien de temps à autre d’approcher du feu. Ça leur fait jeter leur jus, ils n’en sont que plus secs après.

La contemplation d’une existence rendue misérable par une passion violente, de quelque nature qu’elle soit, est toujours quelque chose d’instructif et de hautement moral. Ça rabaisse, avec une ironie hurlante, tant de passions banales et de manies vulgaires que l’on est satisfait en songeant que l’instrument humain peut vibrer jusque-là et monter à des tons si aigus.

Mais ce qui m’a touché aussi, c’est toi recevant sa lettre et croyant qu’elle était de moi. Oh ! j’ai