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DE GUSTAVE FLAUBERT.

tas d’autres choses, le patriotisme, l’amour, que sais-je ? un tas de choses qui lui sont étrangères pour moi, et qui, loin de l’agrandir, à mes yeux le rétrécissaient. Voilà un des abîmes qu’il y a entre nous. C’est toi qui l’as ouvert et qui me l’as montré.

Oui, quand je t’ai connue, j’ai été de suite disposé à t’aimer, je t’ai aimée. Après t’avoir eue je n’ai pas senti la lassitude que les hommes prétendent être infaillible, et j’ai été poussé vers toi de tout mon cœur et de tout mon corps. Mais à chaque fois que j’y allais, il surgissait un débat, une querelle, une bouderie, un mot qui te blessait, une aventure enfin qui surgissait de terre et qui, comme un glaive à deux tranchants nous faisait saigner l’un et l’autre. Je ne peux pas penser à toi, et aux meilleurs souvenirs qui en viennent, sans qu’ils ne soient gâtés de suite par l’idée d’une de tes souffrances qui s’y mêle. Quand j’allais à Paris, c’étaient mes départs qui te faisaient pleurer ; maintenant c’est de ce que je n’y vais pas que tu m’en veux. Tu en arrives à me haïr à travers ton amour. Tu le voudrais du moins. Que cela arrive donc si tu en dois être moins malheureuse ! À d’autres âges, et dans d’autres circonstances, nous eussions peut-être bu la coupe en y mettant moins de fiel. Mais nous nous sommes rencontrés déjà plus que mûrs sous le rapport du cœur, ô ma vieille amie, et nous avons fait mauvais ménage, comme les gens qui se marient vieux. À qui la faute ? Ni à l’un, ni à l’autre ; à tous les deux peut-être. Tu ne m’as pas voulu comprendre et moi je ne t’ai peut-être pas comprise. J’ai heurté en toi beaucoup de choses ; tu m’as souvent démesurément froissé. Mais j’y suis si habitué que je n’y