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CORRESPONDANCE

manque le plus, à toi ? le discernement. On en acquiert en se mettant des éponges d’eau froide sur la tête, chère sauvage.

Tu fais et écris un peu tout ce qui te passe par la cervelle, sans t’inquiéter de la conclusion ; témoin la pièce des Fantômes[1].

C’était une belle idée et le début est magistral, mais tu l’as éreintée à plaisir. Pourquoi la femme spéciale, au lieu de la femme en général ? Il fallait, dans la première partie, montrer l’indifférence de l’homme et, dans la seconde, l’impression morne de la femme. Si ses fantômes sont plus nets, c’est qu’ils ont passé moins vite ; c’est qu’elle a aimé et que l’homme n’a fait que jouir. Chez l’un c’est froid, chez l’autre c’est triste. Il y a oubli chez l’un et rêve chez l’autre, étonnement et regret. C’est donc à refaire.

Voilà que tu deviens bonne. Ce qui t’est personnel est plus faible maintenant que ce qui est imaginé (tu as été moins large en parlant de la femme que de l’homme). J’aime ça, que l’on comprenne ce qui n’est pas nous ; le génie n’est pas autre chose, ma vieille : avoir la faculté de travailler d’après un modèle imaginaire qui pose devant nous. Quand on le voit bien, on le rend.

La forme est comme la sueur de la pensée ; quand elle s’agite en nous, elle transpire en poésie.

Je reviens aux Fantômes. Je garderais jusqu’au § iii et je ferais un parallélisme plus serré. Il faut aussi que l’on sente plus nettement les deux voix qui parlent. En un mot ta pièce (telle qu’elle est)

  1. Voir ce poème à l’Appendice.