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CORRESPONDANCE

suis furieusement détérioré. Il y a des matins où je me fais peur à moi-même, tant j’ai de rides et l’air usé. Ah ! c’est dans ce temps-là, pauvre Muse, qu’il fallait venir. Mais un tel amour m’eût rendu fou, plus même, imbécile d’orgueil. Si même je garde en moi un foyer chaud, c’est que j’ai tenu longtemps mes bouches de chaleur fermées. Tout ce que je n’ai pas employé peut servir. Il me reste assez de cœur pour alimenter toutes mes œuvres. Non, je ne regrette rien de ma jeunesse. Je m’ennuyais atrocement ! Je rêvais le suicide ! Je me dévorais de toutes espèces de mélancolies possibles. Ma maladie de nerfs m’a bien fait ; elle a reporté tout cela sur l’élément physique et m’a laissé la tête plus froide, et puis elle m’a fait connaître de curieux phénomènes psychologiques, dont personne n’a l’idée, ou plutôt que personne n’a sentis. Je m’en vengerai à quelque jour, en l’utilisant dans un livre (ce roman métaphysique et à apparitions, dont je t’ai parlé). Mais comme c’est un sujet qui me fait peur, sanitairement parlant, il faut attendre, et que je sois loin de ces impressions-là pour pouvoir me les donner facticement, idéalement, et dès lors sans danger pour moi ni pour l’œuvre !

Voici mon opinion sur ton idée de Revue : toutes les Revues du monde ont eu l’intention d’être vertueuses ; aucune ne l’a été. La Revue de Paris elle-même (en projet) avait les idées que tu émets et était très décidée à les suivre. On se jure d’être chaste, on l’est un jour, deux jours, et puis… et puis… la nature ! les considérations