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CORRESPONDANCE

être intérieur. Quelquefois des lubies le prennent tout à coup et il les attribue au ver solitaire : « Il veut cela » et de suite Louis obéit. Dernièrement il a voulu manger pour trente sols de brioche ; une autre fois il lui faut du vin blanc, et le lendemain il se révolterait si on lui donnait du vin rouge (textuel). Ce pauvre homme a fini par s’abaisser, dans sa propre opinion, au rang même du ver solitaire ; ils sont égaux et se livrent un combat acharné. « Madame (disait-il à ma belle-sœur dernièrement), ce gredin-là m’en veut ; c’est un duel, voyez-vous, il me fait marcher ; mais je me vengerai. Il faudra qu’un de nous deux reste sur la place. » Eh bien c’est lui, l’homme, qui restera sur la place ou plutôt qui la cédera au ver, car, pour le tuer et en finir avec lui, il a dernièrement avalé une bouteille de vitriol, et en ce moment se crève par conséquent. Je ne sais pas si tu sens tout ce qu’il y a de profond dans cette histoire. Vois-tu cet homme finissant par croire à l’existence presque humaine, consciencieuse, de ce qui n’est chez lui peut-être qu’une idée, et devenu l’esclave de son ver solitaire ? Moi je trouve cela vertigineux. Quelle drôle de chose que les cervelles humaines !

J’en reviens à la Revue. Si j’avais beaucoup de temps et d’argent à perdre, je ne demanderais pas mieux que de me mêler d’une Revue pendant quelque temps. Mais voici comme je comprendrais la chose : ce serait d’être surtout hardi et d’une indépendance outrée ; je voudrais n’avoir pas un ami, ni un service à rendre. Je répondrais par l’épée à toutes les attaques de ma plume ; mon journal serait une guillotine. Je voudrais épouvanter tous