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DE GUSTAVE FLAUBERT.

401. À LOUISE COLET.
[Croisset] Lundi, minuit [20 juin 1853].

Tu as donc encore eu des ennuis cette semaine, pauvre chère Muse, encore ! « Encore le Crocodile ». Mais laisserons-nous donc toujours notre manteau se déchirer par les rats ! Les punaises s’insinuent à la longue dans les joints du cœur. Prends garde, il en retient le goût et les petites misères rapetissent. Laisse là les Énault et autres ! Qu’est-ce que ça te fait son salut, après tout ? Fouts-moi toutes ces canailles-là à la porte quand ils se présentent, très bien ! Mais ils ne méritent de toi pas même un battement de cœur de colère, car pas un seul brin de leur barbe ne vaut un seul de tes cheveux, sois-en sûre, et les contractions de leur vengeance, faisant saillie en petits articles, en petites calomnies, etc., n’auront jamais la consistance et la persistance de ta musculature poétique. La tour d’ivoire, la tour d’ivoire ! et le nez vers les étoiles ! Cela m’est bien facile à dire, n’est-ce pas ? Aussi, dans toutes ces questions-là, j’ose à peine parler. On peut me répondre : Ah ! vous, vous avez vos petits revenus, mon gros bonhomme, et n’avez besoin de personne. Je le sais, et j’admire ceux qui valent autant que moi et mieux que moi, et qui souffrent et sur qui on piétine. Il y a des jours où l’idée de tout ce mal qui s’attaque aux bons m’exaspère. La haine que je vois partout, portée à la poésie, à l’Art pur, cette négation complexe du Vrai me donne des envies de suicide. On voudrait crever,