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CORRESPONDANCE

étaient d’autres hommes que les actifs des temps modernes.

L’humanité nous hait, nous ne la servons pas et nous la haïssons, car elle nous blesse. Aimons-nous donc en l’art, comme les mystiques s’aiment en Dieu, et que tout pâlisse devant cet amour ! Que toutes les autres chandelles de la vie (qui toutes puent) disparaissent devant ce grand soleil ! Aux époques où tout lien commun est brisé, et où la Société n’est qu’un vaste banditisme (mot gouvernemental) plus ou moins bien organisé, quand les intérêts de la chair et de l’esprit, comme des loups, se retirent les uns des autres et hurlent à l’écart, il faut donc comme tout le monde se faire un égoïsme (plus beau seulement) et vivre dans sa tanière. Moi, de jour en jour, je sens s’opérer dans mon cœur un écartement de mes semblables qui va s’élargissant et j’en suis content, car ma faculté d’appréhension à l’endroit de ce qui m’est sympathique va grandissant, et à cause de cet écartement même. Je me suis rué sur ce bon Leconte avec soif. Au bout de trois paroles que je lui ai entendu dire, je l’aimais d’une affection toute fraternelle. Amants du beau, nous sommes tous des bannis. Et quelle joie quand on rencontre un compatriote sur cette terre d’exil ! Voilà une phrase qui sent un peu le Lamartine, chère Madame. Mais, vous savez, ce que je sens le mieux est ce que je dis le plus mal (que de que ! ). Dites-lui donc, à l’ami Leconte, que je l’aime beaucoup, que j’ai déjà pensé à lui mille fois. J’attends son grand poème celtique avec impatience. La sympathie d’hommes comme lui est bonne à se rappeler dans les jours de découragement. Si la mienne lui