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Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 3.djvu/324

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CORRESPONDANCE

sépare d’elle. Mais quelque chose de plus farce encore, c’est l’abîme qui nous sépare de nous-mêmes. Quand je songe qu’ici, à cette place, en regardant ce mur blanc à rechampi vert, j’avais des battements de cœur et qu’alors j’étais plein de « Pohésie », je m’ébahis, je m’y perds, j’en ai le vertige, comme si je découvrais tout à coup un mur à pic, de deux mille pieds, au-dessous de moi.

Ce petit travail que je fais, je vais le compléter cet hiver, quand tu ne seras plus là, pauvre vieux, le dimanche, en rangeant, brûlant, classant toutes mes paperasses. Avec la Bovary finie, c’est l’âge de raison qui commence. Et puis, à quoi bon s’encombrer de tant de souvenirs ? Le passé nous mange trop. Nous ne sommes jamais au présent, qui seul est important dans la vie. Comme je philosophise ! J’aurais bien besoin que tu fusses là ! Il me coûte d’écrire ; les mots me manquent. Je voudrais être étendu sur ma peau d’ours, près de toi, et devisant « mélancoliquement » ensemble.

Sais-tu que, dans le dernier numéro de la Revue, notre ami Leconte était assez mal traité[1] ? Ce sont définitivement de plates canailles. « La phalange » est un chenil. Tous ces animaux-là sont encore beaucoup plus bêtes que féroces. Toi qui aimes le mot « piètre », c’est tout cela qui l’est !

Écris-moi une démesurée lettre, le plus tôt que tu pourras et embrasse-toi de ma part. Adieu.


  1. Article de J. Verdun, désobligeant et sans sincérité.