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DE GUSTAVE FLAUBERT.

Ne nous plaignons pas ; nous sommes des privilégiés ! Nous avons dans la cervelle des éclairages au gaz ! Et il y a tant de gens qui grelottent dans une mansarde sans chandelle ! Tu pleures quand tu es seule, pauvre amie ! Non, ne pleure pas, évoque la compagnie des œuvres à faire ; appelle des figures éternelles. Au-dessus de la vie, au-dessus du bonheur, il y a quelque chose de bleu et d’incandescent, un grand ciel immuable et subtil dont les rayonnements qui nous arrivent suffisent à animer des mondes. La splendeur du génie n’est que le reflet pâle de ce Verbe caché. Mais si ces manifestations nous sont, à nous autres, impossibles, à cause de la faiblesse de nos natures, l’amour, l’amour, l’aspiration nous y envoie ; elle nous pousse vers lui, nous y confond, nous y mêle. On peut y vivre ; des peuples entiers n’en sont pas sortis, et il y a des siècles qui ont ainsi passé dans l’humanité comme des comètes dans l’espace, tout échevelés et sublimes. Tu te plains de ce que nous ne sommes pas dans les conditions ordinaires. Mais c’est là le mal, de vouloir s’étendre sur la vie, comme faisait Élisée sur le cadavre du petit enfant. On a beau se ratatiner, on est trop grand, et la putréfaction ne palpite pas sous nous. L’immense désir ne soulève même pas la patte d’une mouche, et nos meilleures voluptés nous font pleurer comme nos pires deuils. Si j’étais cet égoïste dont on parle, je te tiendrais d’autres discours. Avec quel soin, au contraire, dans l’intérêt de ma vanité ou de mes plaisirs, ne déclamerais-je pas sur les doux trésors de ce bas monde ! Les hommes, en effet, veulent toujours se faire aimer, même quand ils n’aiment point, et moi, si j’ai souhaité quelque-