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CORRESPONDANCE

444. À LOUISE COLET.
[Croisset] Nuit de mercredi, 1 heure
[14 décembre 1853].

Voilà sept jours que je vis d’une drôle de manière, et charmante. C’est d’une régularité si continue qu’il m’est impossible de m’en rien rappeler, si ce n’est l’impression. Je me couche fort tard et me lève de même. Le jour tombe de bonne heure, j’existe à la lueur des flambeaux ou plutôt de ma lampe. Je n’entends ni un pas ni une voix humaine, je ne sais ce que font les domestiques, ils me servent comme des ombres. Je dîne avec mon chien ; je fume beaucoup, me chauffe raide et travaille fort : c’est superbe ! Quoique ma mère ne me dérange guère d’habitude, je sens pourtant une différence et je peux, du matin au soir et sans qu’aucun incident, si léger qu’il soit, me dérange, suivre la même idée et retourner la même phrase. Pourquoi sens-je cet allégement dans la solitude ? Pourquoi étais-je si gai et si bien portant (physiquement) dès que j’entrais dans le désert ? Pourquoi tout enfant m’enfermais-je seul pendant des heures dans un appartement ? La civilisation n’a point usé chez moi la bosse du sauvage, et malgré le sang de mes ancêtres (que j’ignore complètement et qui sans doute étaient de fort honnêtes gens), je crois qu’il y a en moi du Tartare et du Scythe, du Bédouin, de la (sic) Peau-Rouge. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il y a du moine. J’ai toujours beaucoup admiré ces bons