Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 4.djvu/362

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
356
CORRESPONDANCE

Vous me parlez des déceptions de cette vie, des gens qu’on a aimés, qui ne vous aiment plus ou qu’on n’aime plus — chose plus triste encore ! — J’ai eu dans ma jeunesse de grandes affections ! J’ai beaucoup aimé certains amis qui m’ont tous peu à peu (et sans s’en douter eux-mêmes) planté là, comme on dit. Les uns se sont mariés, les autres ont tourné à l’ambition, et cætera ! À trente-cinq ans (et j’en ai trente-huit) on se trouve veuf de sa jeunesse ; alors on se retourne vers elle et on la regarde comme de l’histoire. — Quant à l’amour, je n’ai jamais trouvé dans ce suprême bonheur que troubles, orages et désespoirs ! La femme me semble une chose impossible. Et plus je l’étudie, et moins je la comprends. Je m’en suis toujours écarté le plus que j’ai pu. C’est un abîme qui attire et qui me fait peur ! Je crois, du reste, qu’une des causes de la faiblesse morale du XIXe siècle vient de sa poétisation exagérée. Aussi le dogme de l’Immaculée-Conception me semble un coup de génie politique de la part de l’Église. Elle a formulé et annulé à son profit toutes les aspirations féminines du temps. Il n’est pas un écrivain qui n’ait exalté la mère, l’épouse ou l’amante. — La génération, endolorie, larmoie sur les genoux des femmes, comme un enfant malade. On n’a pas l’idée de la lâcheté des hommes envers elles !

De sorte que, pour ne pas vivre, je me plonge dans l’Art, en désespéré ; je me grise avec de l’encre comme d’autres avec du vin. Mais c’est si difficile d’écrire que parfois je suis brisé de fatigue.

J’ai cependant travaillé sans relâche depuis huit mois. Aussi suis-je arrivé au milieu de mon livre. J’espère l’avoir fini pour le commencement de