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CORRESPONDANCE

appris de neuf, ou du moins je me doutais de tout ce que vous me dites. Car je pense à vous tous les jours et plusieurs fois par jour. Le souvenir de mes amis disparus m’amène fatalement le vôtre. Le bilan est joli depuis un an ! Feydeau[1], votre frère, Bouilhet, Saint-Beuve et Duplan. Voilà les idées qui sont comme autant de tombeaux, au milieu desquels je me promène.

Mais je n’ose pas me plaindre devant vous. Car votre douleur doit dépasser toutes celles qu’on peut ressentir et imaginer.

Vous voulez que je vous parle de moi, mon cher Edmond ? Eh bien, je me livre à un travail qui me donne de grandes saouleurs, car j’écris la préface du volume de vers de Bouilhet. J’ai glissé, autant que possible, sur la partie biographique. Je m’étendrai plus sur l’examen des œuvres et encore davantage sur ses (ou nos) doctrines littéraires.

J’ai relu tout ce qu’il a écrit. J’ai feuilleté nos anciennes lettres. Je remue une série de souvenirs, dont quelques-uns ont trente-sept ans de date ! C’est peu gai, comme vous voyez ! Ici, d’ailleurs, à Croisset, je suis poursuivi par son fantôme que je retrouve derrière chaque buisson du jardin, sur le divan de mon cabinet, et jusque dans mes vêtements, dans mes robes de chambre qu’il mettait.

J’espère y penser moins quand cet abominable travail sera fini, c’est-à-dire dans six semaines.

  1. Ceci est certainement une distraction de Flaubert. Feydeay vivait toujours ; il n’est mort qu’en octobre 1873. Mais le mot figurant sur l’autographe, je crois devoir le maintenir.

    Note de René Descharmes (Édition Santandréa).