Page:Flaubert - Bouvard et Pécuchet, éd. Conard, 1910.djvu/66

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faites à la grange, le pignon et la toiture étant démolis.

Le café fut servi sur le vigneau, et les messieurs allaient commencer une partie de boules, quand ils virent en face, derrière la claire-voie, un homme qui les regardait.

Il était maigre et hâlé, avec un pantalon rouge en lambeaux, une veste bleue, sans chemise, la barbe noire taillée en brosse ; et il articula d’une voix rauque :

— Donnez-moi un verre de vin !

Le maire et l’abbé Jeufroy l’avaient tout de suite reconnu. C’était un ancien menuisier de Chavignolles.

— Allons, Gorju ! éloignez-vous, dit M. Foureau, on ne demande pas l’aumône.

— Moi ! l’aumône ! s’écria l’homme exaspéré. J’ai fait sept ans la guerre en Afrique. Je relève de l’hôpital. Pas d’ouvrage ! Faut-il que j’assassine ? nom de nom !

Sa colère d’elle-même tomba, et, les deux poings sur les hanches, il considérait les bourgeois d’un air mélancolique et gouailleur. La fatigue des bivouacs, l’absinthe et les fièvres, toute une existence de misère et de crapule se révélait dans ses yeux troubles. Ses lèvres pâles tremblaient en lui découvrant les gencives. Le grand ciel empourpré l’enveloppait d’une lueur sanglante, et son obstination à rester là causait une sorte d’effroi.

Bouvard, pour en finir, alla chercher le fond d’une bouteille. Le vagabond l’absorba gloutonnement, puis disparut dans les avoines, en gesticulant.