Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale éd. Conard.djvu/108

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capitale ; l’artiste parlait bas-normand, faisait l’homme soûl ; le refrain :

Ah ! j’ai t’y ri, j’ai t’y ri,
Dans ce gueusard de Paris !
soulevait des trépignements d’enthousiasme. Delmas, « chanteur expressif », était trop malin pour le laisser refroidir. On lui passa vivement une guitare, et il gémit une romance intitulée le Frère de l’Albanaise.

Les paroles rappelèrent à Frédéric celles que chantait l’homme en haillons, entre les tambours du bateau. Ses yeux s’attachaient involontairement sur le bas de la robe étalée devant lui. Après chaque couplet, il y avait une longue pause, et le souffle du vent dans les arbres ressemblait au bruit des ondes.

Mlle  Vatnaz, en écartant d’une main les branches d’un troène qui lui masquait la vue de l’estrade, contemplait le chanteur, fixement, les narines ouvertes, les cils rapprochés, et comme perdue dans une joie sérieuse.

— Très bien ! dit Arnoux. Je comprends pourquoi vous êtes ce soir à l’Alhambra ! Delmas vous plaît, ma chère.

Elle ne voulut rien avouer.

— Ah ! quelle pudeur !

Et, montrant Frédéric :

— Est-ce à cause de lui ? Vous auriez tort. Pas de garçon plus discret !

Les autres, qui cherchaient leur ami, entrèrent dans la salle de verdure. Hussonnet les présenta. Arnoux fit une distribution de cigares et régala de sorbets la compagnie.