Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale éd. Conard.djvu/337

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s’éveillant chaque matin avec l’espoir d’une révolution qui, en quinze jours ou un mois, changerait le monde. Enfin, écœuré par la mollesse de ses frères, furieux des retards qu’on opposait à ses rêves et désespérant de la patrie, il était entré comme chimiste dans le complot des bombes incendiaires ; et on l’avait surpris portant de la poudre qu’il allait essayer à Montmartre, tentative suprême pour établir la République.

Dussardier ne la chérissait pas moins, car elle signifiait, croyait-il, affranchissement et bonheur universel. Un jour, — à quinze ans, — dans la rue Transnonain59, devant la boutique d’un épicier, il avait vu des soldats, la baïonnette rouge de sang, avec des cheveux collés à la crosse de leur fusil ; depuis ce temps-là le Gouvernement l’exaspérait comme l’incarnation même de l’Injustice. Il confondait un peu les assassins et les gendarmes ; un mouchard valait, à ses yeux, un parricide. Tout le mal répandu sur la terre, il l’attribuait naïvement au Pouvoir ; et il le haïssait d’une haine essentielle, permanente, qui lui tenait tout le cœur et raffinait sa sensibilité. Les déclamations de Sénécal l’avaient ébloui. Qu’il fût coupable ou non, et sa tentative odieuse, peu importait ! Du moment qu’il était la victime de l’Autorité, on devait le servir.

— Les Pairs le condamneront, certainement. Puis il sera emmené dans une voiture cellulaire, comme un galérien et on l’enfermera au Mont-Saint-Michel, où le Gouvernement les fait mourir ! Austen est devenu fou ! Steuben s’est tué ! Pour transférer Barbès dans un cachot, on l’a tiré par les jambes, par les cheveux ! On lui piétinait le