Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale éd. Conard.djvu/391

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mis à lui-même de ne pas troubler son existence, de ne pas l’étourdir de ses plaintes.

— Mais, hier, mon cœur débordait.

— Nous ne devons plus songer à ce moment-là, mon ami !

Cependant, où serait le mal, quand deux pauvres êtres confondraient leur tristesse ?

— Car vous n’êtes pas heureuse non plus ! Oh ! je vous connais, vous n’avez personne qui réponde à vos besoins d’affection, de dévouement ; je ferai tout ce que vous voudrez ! Je ne vous offenserai pas !… je vous le jure.

Et il se laissa tomber sur les genoux, malgré lui, s’affaissant sous un poids intérieur trop lourd.

— Levez-vous ! dit-elle, je le veux !

Et elle lui déclara impérieusement que, s’il n’obéissait pas, il ne la reverrait jamais.

— Ah ! je vous en défie bien ! reprit Frédéric. Qu’est-ce que j’ai à faire dans le monde ? Les autres s’évertuent pour la richesse, la célébrité, le pouvoir ! Moi, je n’ai pas d’état, vous êtes mon occupation exclusive, toute ma fortune, le but, le centre de mon existence, de mes pensées. Je ne peux pas plus vivre sans vous que sans l’air du ciel ! Est-ce que vous ne sentez pas l’aspiration de mon âme monter vers la vôtre, et qu’elles doivent se confondre, et que j’en meurs ?

Mme  Arnoux se mit à trembler de tous ses membres.

— Oh ! allez-vous-en ! je vous en prie !

L’expression bouleversée de sa figure l’arrêta. Puis il fit un pas. Mais elle se reculait, en joignant les deux mains.

— Laissez-moi ! au nom du ciel ! de grâce !