Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale éd. Conard.djvu/484

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Quand il entra dans la mairie, les gardes nationaux bavardaient intarissablement sur les morts de Bréa116 et de Négrier117, du représentant Charbonnel118 et de l’archevêque de Paris119. On disait que le duc d’Aumale était débarqué à Boulogne, Barbès, enfui de Vincennes ; que l’artillerie arrivait de Bourges et que les secours de la province affluaient. Vers trois heures, quelqu’un apporta de bonnes nouvelles ; des parlementaires de l’émeute étaient chez le président de l’Assemblée.

Alors, on se réjouit ; et, comme il avait encore douze francs, Frédéric fit venir douze bouteilles de vin, espérant par là hâter sa délivrance. Tout à coup, on crut entendre une fusillade. Les libations s’arrêtèrent ; on regarda l’inconnu avec des yeux méfiants ; ce pouvait être Henri V.

Pour n’avoir aucune responsabilité, ils le transportèrent à la mairie du xie arrondissement, d’où on ne lui permit pas de sortir avant neuf heures du matin.

Il alla en courant jusqu’au quai Voltaire. À une fenêtre ouverte, un vieillard en manches de chemise pleurait, les yeux levés. La Seine coulait paisiblement. Le ciel était tout bleu ; dans les arbres des Tuileries, des oiseaux chantaient.

Frédéric traversait le Carrousel quand une civière vint à passer. Le poste, tout de suite, présenta les armes, et l’officier dit en mettant la main à son shako :

— Honneur au courage malheureux !

Cette parole était devenue presque obligatoire ; celui qui la prononçait paraissait toujours solennellement ému. Un groupe de gens furieux escortait la civière, en criant :