Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale éd. Conard.djvu/532

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— Tu étais toujours absent ! Ton suisse avait des allures mystérieuses, je ne savais que penser ; et puis je ne voulais pas reparaître en vaincu.

Il avait frappé aux portes de la Démocratie, s’offrant à la servir de sa plume, de sa parole, de ses démarches ; partout on l’avait repoussé ; on se méfiait de lui ; et il avait vendu sa montre, sa bibliothèque, son linge.

— Mieux vaudrait crever sur les pontons de Belle-Isle128, avec Sénécal !

Frédéric, qui arrangeait alors sa cravate, n’eut pas l’air très ému par cette nouvelle.

— Ah ! il est déporté, ce bon Sénécal ?

Deslauriers répliqua, en parcourant les murailles d’un air envieux :

— Tout le monde n’a pas ta chance !

— Excuse-moi, dit Frédéric, sans remarquer l’allusion, mais je dîne en ville. On va te faire à manger ; commande ce que tu voudras ! Prends même mon lit !

Devant une cordialité si complète, l’amertume de Deslauriers disparut.

— Ton lit ? Mais… ça te gênerait !

— Eh non ! J’en ai d’autres !

— Ah ! très bien, reprit l’avocat, en riant. Où dînes-tu donc ?

— Chez Mme  Dambreuse.

— Est-ce que… par hasard… ce serait… ?

— Tu es trop curieux, dit Frédéric avec un sourire, qui confirmait cette supposition.

Puis, ayant regardé la pendule, il se rassit.

— C’est comme ça ! il ne faut pas désespérer, vieux défenseur du peuple !

— Miséricorde ! que d’autres s’en mêlent !