Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale éd. Conard.djvu/59

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Tous les jours, Regimbart s’asseyait au coin du feu, dans son fauteuil, s’emparait du National16, ne le quittait plus, et exprimait sa pensée par des exclamations ou de simples haussements d’épaules. De temps à autre, il s’essuyait le front avec son mouchoir de poche roulé en boudin, et qu’il portait sur sa poitrine, entre deux boutons de sa redingote verte. Il avait un pantalon à plis, des souliers-bottes, une cravate longue ; et son chapeau à bords retroussés le faisait reconnaître, de loin, dans les foules.

À huit heures du matin, il descendait des hauteurs de Montmartre, pour prendre le vin blanc dans la rue Notre-Dame-des-Victoires. Son déjeuner, que suivaient plusieurs parties de billard, le conduisait jusqu’à trois heures. Il se dirigeait alors vers le passage des Panoramas, pour prendre l’absinthe. Après la séance chez Arnoux, il entrait à l’estaminet Bordelais, pour prendre le vermouth ; puis, au lieu de rejoindre sa femme, souvent il préférait dîner seul, dans un petit café de la place Gaillon, où il voulait qu’on lui servît « des plats de ménage, des choses naturelles » ! Enfin, il se transportait dans un autre billard, et y restait jusqu’à minuit, jusqu’à une heure du matin, jusqu’au moment où, le gaz éteint et les volets fermés, le maître de l’établissement, exténué, le suppliait de sortir.

Et ce n’était pas l’amour des boissons qui attirait dans ces endroits le citoyen Regimbart, mais l’habitude ancienne d’y causer politique ; avec l’âge, sa verve était tombée, il n’avait plus qu’une morosité silencieuse. On aurait dit, à voir le sérieux de son visage, qu’il roulait le monde dans