Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale éd. Conard.djvu/66

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serrure et le concierge parut, avec une malle sur l’épaule.

Frédéric, en apercevant Deslauriers, se mit à trembler comme une femme adultère sous le regard de son époux.

— Qu’est-ce donc qui te prend ? dit Deslauriers, tu dois cependant avoir reçu de moi une lettre ?

Frédéric n’eut pas la force de mentir.

Il ouvrit les bras et se jeta sur sa poitrine.

Ensuite, le clerc conta son histoire. Son père n’avait pas voulu rendre ses comptes de tutelle, s’imaginant que ces comptes-là se prescrivaient par dix ans. Mais, fort en procédure, Deslauriers avait enfin arraché tout l’héritage de sa mère, sept mille francs nets, qu’il tenait là, sur lui, dans un vieux portefeuille.

— C’est une réserve, en cas de malheur. Il faut que j’avise à les placer et à me caser moi-même, dès demain matin. Pour aujourd’hui, vacance complète, et tout à toi, mon vieux !

— Oh ! ne te gêne pas ! dit Frédéric. Si tu avais ce soir quelque chose d’important…

— Allons donc ! Je serais un fier misérable…

Cette épithète, lancée au hasard, toucha Frédéric en plein cœur, comme une allusion outrageante.

Le concierge avait disposé sur la table, auprès du feu, des côtelettes, de la galantine, une langouste, un dessert, et deux bouteilles de vin de Bordeaux. Une réception si bonne émut Deslauriers.

— Tu me traites comme un roi, ma parole !

Ils causèrent de leur passé, de l’avenir ; et, de