Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale éd. Conard.djvu/699

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

s’est couverte de toutes sortes de couleurs voyantes et violentes, des difformités, des hontes, tranchons le mot, des ordures qu’une patiente recherche lui avait permis, non sans quelque courage, de recueillir dans tous les bas-fonds ; et il s’est mis à l’œuvre, ainsi armé contre nos vices. Nous étions donc bien corrompus et bien pourris (le mot est partout) avant décembre 1851.

Je ne songerais pas à reprocher cette enquête à M. Flaubert, si, acharné à sa mission de satirique, il avait obéi à ce puissant ressort qui est l’âme de la satire et la raison de ses violences, l’indignation. Juvénal, même si nous faisions la part du latin « qui brave l’honnêteté », Juvénal va cent fois plus loin que M. Flaubert dans la peinture de la dépravation romaine ; mais il est en colère, ce sottisier sublime, et sa colère nous gagne ; elle est toute la moralité de son œuvre. M. Flaubert, lui, fait défiler devant nous une vraie descente de Courtille, aussi brillante que confuse ; il fait parler à tout ce monde une langue qui n’a de variété que par les nuances de l’argot dans une vulgarité commune ; il leur fait commettre toutes sortes d’actions étourdies jusqu’à la bêtise ou salissantes jusqu’au dégoût… Et quand son armée a défilé, avec tambours et trompettes, je veux dire avec tout le tapage descriptif qui est aujourd’hui de mode, et sous le regard des honnêtes gens que ce spectacle n’amuse guère, le satirique a l’air de nous dire : J’ai voulu vous montrer ce que vous êtes. Votre corruption est affreuse et vos vices crient vengeance ; mais cela m’est bien égal !

Le Temps, 7 décembre 1869 (M. Ed. Schérer).

Il n’est rien de tel, pour vous mettre en pleine liberté critique, que d’avoir affaire à un écrivain hors ligne. Alors plus de besoin d’habileté pour exprimer ce que vous avez à dire ; plus de recherche de nuances pour adoucir les réserves ; plus de laborieuse complaisance pour exagérer les mérites. Vous vous sentez vis-à-vis d’un homme capable de vous comprendre ; rien n’empêche que vous ne vous flattiez de lui être utile par vos observations, et dans tous les cas, vous êtes sûr qu’il saura discerner votre estime, votre admiration, dans l’indépendance même avec laquelle vous disputez ses ouvrages. Tel est le sentiment avec lequel je vais parler du nouveau roman de M. Flaubert. L’auteur est trop haut placé, il est un artiste trop considérable pour prendre plaisir aux louanges banales, et il sait trop bien le cas que je fais de son talent pour ne pas voir un hommage dans la liberté avec laquelle je rendrai compte de l’impression que m’a laissée son livre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… Son livre n’est pas un roman : c’est un récit d’aventures