Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale éd. Conard.djvu/701

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Je ne voudrais pas laisser croire que le don d’observation de l’écrivain se montre seulement dans le dessin de quelques physionomies ; il se fait sentir à chaque instant par des traits de nature, vifs, profonds, trouvés. L’auteur excelle à mettre en contraste l’immobile et banal aspect des choses avec les émotions qui bouleversent l’âme, et qui voudraient voir la création entière partager leur trouble. Ce n’est pas tout : là où Balzac aurait mis des pages de description et de discours, M. Flaubert, d’un mot, jette sur un homme ou une situation la cynique lumière dans laquelle il se complaît.

Un autre mérite du livre de M. Flaubert, et son mérite capital, c’est qu’il est acte d’écrivain. En fin de compte et pour parler franc, il n’y a que deux classes de romans : ceux qui sont écrits et ceux qui ne le sont pas ; et les premiers sont les seuls qui comptent. Récit fortement noué, caractères vrais et frappants, ces mérites n’ont jamais suffi à l’homme de goût. C’est là le fond, la matière du livre, la condition élémentaire de l’intérêt, mais les plus grands mérites en ce genre ne signifient rien s’ils ne sont accompagnés de ce don suprême de la mise en œuvre qui s’appelle l’art de bien dire…

… Le livre de M. Flaubert aura vécu et par conséquent aussi il ne périra pas tout à fait. Œuvre d’art, il s’est adressé aux artistes ; il s’est imposé à leur attention ; tout en le discutant, ou plutôt par cela qu’on le discutait, il a bien fallu reconnaître ses droits. Ou bien, me ferais-je illusion, et serais-je d’une école vieillie ? Le fait est que je donnerais tout Balzac et tout Alexandre Dumas pour une page de français exquis. Et sans parler de langue exquise, ce qui serait, en effet, un peu hors de place ici, je ne puis être insensible, en ouvrant l’Éducation sentimentale, à la précision et à la clarté du style de M. Flaubert. C’est positivement un autre monde que dans les neuf dixièmes des livres qui s’impriment aujourd’hui. L’auteur abuse peut-être des descriptions, mais ces descriptions, du moins, rendent les choses sensibles, au lieu de les cacher sous des plaques de couleur et des énumérations de détails. En somme nous avons devant nous un homme qui sait son métier, et qui a un métier. Il n’écrit pas au hasard. Il ne puise pas sa langue dans le ruisseau fangeux du journal. On sent partout chez lui le souci de la ligne, le sentiment de la couleur, le besoin de la lumière. C’est quelque chose, c’est beaucoup. Prenez garde, pour peu que vous me pressiez, je dirai que c’est tout !

Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1869 (Saint-René Taillandier).

L’auteur de Madame Bovary n’est certainement pas un écrivain